Forum du Collectif des 39 du 93 du 3 juin 2009 : Détails et Cuisines, des recettes ?

Docteur PROCA-KRIMPHOFF :

Je voulais commencer par une question qui concerne de façon aiguë l’Hôpital de Jour de Bondy dont je suis devenue le Praticien Hospitalier responsable, mais qui concerne également d’autres hôpitaux de jour.
La question est la suivante : qui mange demain à l’Hôpital de Jour ?
Pour compliquer un peu plus cette question épineuse (qui d’ailleurs, je m’en excuse, n’est pour moi en rien un détail mais au contraire un point essentiel), c’est sous forme de questions à choix multiples, à défaut d’avoir entièrement le choix des réponses.
Alors allons-y : qui mange demain à l’Hôpital de Jour ?

A – Des patients
C’est vrai qu’il y a des patients à l’HDJ (ce qui, à l’heure où l’on s’interroge sur à quoi sert un HDJ, peut paraître étonnant) et que, de surcroît, ils ont faim.
Certains disent : « Saine maladie ! » Ils voient vraiment la maladie partout, quoique les neuroleptiques que les confrères du C.M.P. prescrivent puissent contribuer à ouvrir l’appétit.
En tout cas, on a eu l’idée, je ne sais plus comment, que manger était peut-être bien une nécessité vitale, et que pour les patients, partir de cet ancrage dans la réalité quotidienne ça pouvait, à travers les différentes activités qui s’y rattachent, être un support à la relation thérapeutique.

B – Des soignants 
C’est vrai qu’il y a des soignants à l’HDJ (ce qui, à l’heure où l’on s’interroge sur à quoi sert un HDJ, peut paraître bien étonnant) et que, de surcroît, ils ont faim.
Mais toutes ces bouches à nourrir, est-ce bien raisonnable ? Sûrement pas !
Alors voici comment faire des économies et même combler les déficits, en trois points :
1- Réduire les effectifs soignants. Un poste vacant  = un poste supprimé, ni vu ni connu.
2- Réduire les effectifs soignants. Depuis une semaine, les repas (issus de la liaison froide) ne sont plus livrés que pour la moitié des soignants. L’autre moitié peut mourir de faim.
3- Réduire les effectifs soignants. Tous les soignants (ceux qui mangent et ceux qui ne mangent pas) voient ainsi la valeur et la qualité de leur travail au moment des repas mises en doute. Ils peuvent perdre l’envie de travailler ici dans ces conditions et partir.

C – Des patients et des soignants
Alors ça c’est la meilleure. Mais que font-ils là ensemble ? Pardon ? Ils mangent ensemble à la même table ? Le même repas ? Et ils causent ensemble ? Du jamais vu ! Pardon ? Un repas thérapeutique ?
Bon, ben voilà ça vient de sortir, ça fait même 30 ans que ça vient de sortir, depuis l’ouverture de l’HDJ de Bondy….

On a eu l’idée que, partager un repas en commun, patients et soignants, permettait de vivre un moment ensemble et de tenter d’entrer en relation avec autrui, socle de tout effet thérapeutique.
Bien qu’il s’agisse d’une pratique exigeante, requérant beaucoup d’attention et d’énergie, tous les soignants de l’HDJ de Bondy estiment que les repas thérapeutiques sont particulièrement intéressants et à certains égards irremplaçables tant en ce qui concerne la richesse clinique de ces moments, que leur potentialité thérapeutique.
Supprimer une partie des repas destinés aux soignants ou envisager de leur faire payer leurs repas est ainsi vécu comme une attaque des repas thérapeutiques qui non seulement font partie intégrante du travail, mais qui nécessitent en outre de redoubler de vigilance et de disponibilité psychique.
Les soignants de l’HDJ de Bondy demandent donc que les repas soient livrés comme précédemment à tous les soignants présents à l’HDJ, sans contrepartie autre que le travail soignant effectué.

D – Un cuisinier
Un cuisinier ? Et puis quoi encore ?
Petit détour par l’histoire :
Monsieur Jochel, cuisinier, travaillait antérieurement toute la semaine à l’HDJ de Bondy où toutes les étapes de la confection du repas (définition d’un menu, courses chez les commerçants du quartier, préparation du repas, etc…) se faisaient avec les patients de l’HDJ.
Certains y reconnaîtront un petit parfum de psychothérapie institutionnelle.
Depuis la mise en place brutale de la liaison froide, du lundi au jeudi (ce qui a fait perdre une partie de la richesse de ce qui se passait autour des repas), nous continuons à soutenir toutes les activités menées avec les patients en lien avec les repas : qu’il s’agisse d’une contribution destinée à améliorer le repas issu des barquettes de la liaison froide, ou de la préparation complète du repas le vendredi avec Monsieur Jochel. Mais sa présence vient de nouveau d’être remise en cause, sous forme d’anticipation de son départ à la retraite….
Donc à la question « Qui mange demain à l’HDJ ? » on peut dire : pas Monsieur Jochel puisque demain c’est jeudi, mais pour les vendredis à venir ce n’est pas sûr non plus.
Nous demandons donc à ce qu’il puisse continuer à travailler à l’HDJ les vendredis jusqu’à sa retraite.

E – Un chien
Non, non, c’est une blague !
Les services de l’hygiène en seraient tout retournés.

F – Personne
Parce que les repas livrés sont vraiment trop mauvais (il faut dire que le contraste avec les bons plats cuisinés par Monsieur Jochel tourne franchement à leur désavantage).
Et parce que personne n’apprécie le goût de ce qu’il vaudrait mieux appeler la dé-liaison froide.

Avis à tous ceux que cette question intéresse : je n’ai pas la réponse pour demain, mais peut-être vous pouvez nous aider à ce que demain ne soit pas comme aujourd’hui.
Je voulais vous lire un texte présenté par Jean Oury sur la symphonie inachevée de Schubert.

Un jour, un président de société reçoit en cadeau un billet d’entrée à un concert de la symphonie inachevée de Schubert. Ne pouvant s’y rendre, il donne l’invitation au responsable de l’étude des méthodes industrielles de sa société. Le lendemain matin, le président se voit remettre le rapport suivant :

1. Les quatre joueurs de hautbois demeurent inactifs pendant des périodes considérables. Il convient donc de réduire leur nombre et de répartir leur travail sur l’ensemble de la symphonie, de manière à diminuer les pointes d’inactivité.

2. Les douze violons jouent tous des notes identiques. Cette duplication excessive semblant inutile, il serait bon de réduire de manière drastique l’effectif de cette section de l’orchestre. Si l’on doit produire un son de volume élevé, il serait possible de l’obtenir par le biais d’un amplificateur électronique.

3. L’orchestre consacre un effort considérable à la production de triples croches. Il semble que cela constitue un raffinement excessif et il est recommandé d’arrondir toutes les notes à la double croche la plus proche. En procédant de la sorte, il devrait être possible d’utiliser des stagiaires et des opérateurs peu qualifiés.

4. La répétition par les cors du passage déjà exécuté par les cordes ne présente aucune nécessité. Si tous les passages redondants de ce type étaient éliminés, il serait possible de réduire la durée du concert de deux heures à vingt minutes.

Nous pouvons conclure, Monsieur le Président, que si Schubert avait prêté attention à ces remarques, il aurait été en mesure d’achever sa symphonie.

Ce texte évoque avec élégance comment une logique opératoire, uniquement guidée par des visées économiques restrictives (ce qui n’est pas du tout le cas actuellement dans cette période d’abondance et de prodigalité…) mais bref, si on est dans une logique opératoire, uniquement guidée par des visées économiques restrictives, cela conduit à être totalement hors sujet.
Ce qui est saisissant, c’est à quel point quelqu’un dans une telle logique peut écouter, et même écouter très attentivement, tout en étant complètement sourd, sourd à la dimension artistique et humaine.
Ce qui est pire encore, c’est que la surdité n’est pas seulement une perte pour qui se situe dans cette logique d’économie coûte que coûte, mais c’est une surdité destructrice pour tous ceux qui participent à une œuvre d’art, car la réduction projetée porte toujours en germe la mise en pièce, voire la mis à mort de l’œuvre, par ignorance, méconnaissance ou déni, quand ce n’est pas par malveillance.
Or un orchestre symphonique, composé de dizaines de musiciens, où chacun joue sa ligne mélodique sur son instrument, au service d’une symphonie à l’unisson, peut être une image du travail des équipes soignantes.

On sait bien l’importance de pouvoir, en tant que soignant, à la fois s’engager personnellement dans la relation à l’autre et jouer sa propre partition, ou plutôt trouver sa propre voix, et à la fois former une équipe où l’on s’écoute et l’on se coordonne, c’est-à-dire où l’on se met au diapason des autres.
L’enjeu est le suivant : comment aller vers une cohésion d’ensemble, tout en étant riche de nos différences ?
C’est déjà difficile de se rassembler quand surgissent des divisions, ce qui arrive tout le temps, dans tous les groupes humains.
C’est un défi – de l’ordre du soin – de se rassembler quand on est pris dans les effets morcelants de la psychose.
N’oublions pas que la personne psychotique dissociée ne peut qu’établir un transfert dissocié.
Toute la difficulté consiste alors à repérer et réunir ces investissements hétérogènes, à rassembler ces fragments projetés, pour permettre à la personne psychotique de se (re)donner cohérence.

Mais c’est un devoir de se rassembler pour faire face aux tentations, parfois exploitées sans vergogne, du « diviser pour mieux régner ».
À nous de refuser ce remaniement de tel avantage ou de telle prime quand ça vient cliver les uns contre les autres. À nous de rester solidaires les uns des autres.
C’est d’autant plus nécessaire que les règnes actuels ont une fâcheuse tendance à se faire despotiques, au mépris de la liberté intrinsèque de chacun.
Oui, bon, on ne va pas perdre son temps à lui demander son avis, à écouter ce qu’il dit, à attendre qu’il en finisse avec ses hésitations et ses propos décousus ! De toute façon, ce fou, dit n’importe quoi, sa parole ne compte pas, il ne compte pas.

J’espère que vos tympans ont perçu ces notes grinçantes et graves : ça devrait nous faire l’effet d’une sirène d’alarme qui nous écorche les oreilles, devant cette logique d’exclusion et d’élimination. Ça devrait nous faire sursauter, réfléchir et réagir :

Est-ce le fait… De phénomènes psychopathologiques? De l’écrasement sécuritaire? De protocoles de « pseudo » rationalisation économique des soins, qui ne tiennent pas compte de la personne humaine ?
En tout cas, comment en sommes nous venus à oublier à ce point notre humanité ?
Comment en sommes nous venus à oublier à ce point que nous partageons avec cet autre, ce fou, cet exclu, cette personne si différente… la même humanité ?

Et pourtant, les patients que nous recevons sont de fins détecteurs de ce qui sonne faux, de ce qui révèle l’exclusion, pour peu qu’on vieille bien les entendre. Mais ils en sont aussi malheureusement les premières victimes.

Alors voilà, ceci est un appel vibrant à ouvrir les écoutilles, à se rassembler en dépit de toutes les lignes de divisions (et je pense que le Collectif de la Nuit Sécuritaire peut permettre cela) et à résister, depuis là où nous sommes, debout face à toutes les menaces, pour garder notre humanité.

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