Table 3: Quels espaces citoyens pour les patients dans les établissements du sanitaire et du médicosocial ?

 Patrick Chemla    Psychiatre- Psychanalyste   Chef de service Reims

A mon tour de parler après ce qui a été avancé par les uns et les autres : il est clair pour moi que l’enjeu de notre atelier  recoupe très largement ce qui a été dit auparavant dans les autres tables rondes.  On ne saurait en effet imaginer la relation soignante sans cette dimension essentielle de la citoyenneté.

A Reims cela se poursuit depuis 1980 avec le souci fondateur d’articuler la dimension citoyenne, autrement dit la dimension politique, avec la dimension de l’écoute de la parole. Comme cela a déjà été dit, cela ne saurait s’imaginer sans une très grande liberté de circulation, et sans une dimension fondamentale d’accueil, ou mieux d’hospitalité qui est le préalable à toute relation soignante.
Beaucoup dans ce colloque viennent d’insister sur la difficulté d’avancer ainsi avec les patients, alors qu’un rouleau compresseur semble nous écraser avec des normes hygiénistes, nous imposer des protocoles, et nous considérer comme des exécutants, voire des rouages de la machine. Ce qui peut conduire au pire comme cela été dit avec le retour d’une certaine barbarie que nous avions contribué à faire disparaitre, la contention, barbarie qui resurgit avec l’auréole du thérapeutique en voulant nous contraindre à une acceptation, ou pire une collaboration. Des collègues belges nous ont aussi fait part cet été de la loi permettant l’euthanasie des malades mentaux qui le demanderaient, et devant l’horreur suscitée, ils ont cru nous rassurer en nous indiquant que 5 experts recevaient préalablement la personne concernée. Nous faisons donc partie de ceux qui ne sont pas rassurés du tout et qui récusent cet ordre des choses, et nous appelons depuis longtemps à un réveil, mieux à une remobilisation. Quand nous arrivons à tenir un cap thérapeutique par le biais des clubs, des Gem et par tous les biais possibles, nous le faisons dans une posture nécessairement militante, tant il est devenu aujourd’hui évident pour beaucoup de nos collègues qu’il suffisait de contenir et de faire taire les symptômes au plus vite. Or nous prétendons l’exact contraire avec la primauté que nous donnons à la dignité humaine, à la parole libre, et surtout à une parole qui soit prise en compte et fasse acte. Cela dans son double versant, sa double aliénation, au politique et à l’inconscient freudien. Nous parlons à un moment où ce registre analytique se trouve rejeté par beaucoup, voire interdit d’enseignement comme à Reims en fac de psycho et maintenant pour les internes en psychiatrie empêchés un temps de venir se former à une clinique du transfert au centre Antonin Artaud. Mais il serait également indécent de se contenter de cette logique de l’inconscient, si nous n’avions pas le souci en même temps de la libre association et des échanges concrets dans nos collectifs entre patients et soignants. Comment l’imaginer dans une hiérarchie pyramidale qui ramènerait le patient à n’être que l’objet réifié d’un soin réducteur et protocolisé? Nous avons au contraire besoin que la possibilité d’initiative de chacun soit reconnue et valorisée, et cela dans les plus petits détails de la vie quotidienne en donnant la parole aux principaux intéressés par tous les biais possibles. C’est aussi ce qui permet l’entraide mutuelle entre patients, entre patients et soignants. A Reims au bout de 35 ans cela donne une pluralité de clubs thérapeutiques dans chacun des lieux du service, fédérés entre eux, articulés étroitement au Gem et au Centre Artaud ainsi qu’au service hospitalier. Cette pluralité est importante car elle permet à chacun d’avoir prise de façon directe sur la réalité vécue, et non de déléguer sa responsabilité à une grosse machine centrale. Cette démocratie directe est, me semble-t-il une excellente école de citoyenneté, mais aussi de formation pour les soignants quand ceux-ci consentent à se laisser enseigner par les patients et par l’expérience clinique.

C’est ainsi que nous nous sommes formés pour l’essentiel, et que les nombreux stagiaires que nous accueillons se forment dans un « être avec » les patients au quotidien, dans la salle d’accueil comme au club, et partout où c’est possible.

Cela aura permis l’émergence du Collectif Artaud transversal à tout le service qui organise, en lien avec l’association indépendante de patients Humapsy, chaque année, une « Semaine de la folie ordinaire » au moment de la semaine de santé mentale. Avec expo, soirée festive, débats publics, réunions ouvertes à tous les clubs : avec cette année pour la 5° édition, des centaines de participants et de très nombreux clubs d’un peu partout en France et en Belgique. C’est ainsi qu’il nous parait possible de conjuguer au quotidien les « droits des patients » et la « démocratie sanitaire », autrement que d’une manière formelle avec des protocoles et des comités ad hoc. Si nous visons un horizon démocratique, cela ne peut s’envisager que d’une manière concrète, avec une version locale qui ne saurait être dictée par l’Etat. Et pourtant de façon paradoxale nous avons insisté pour qu’il y ait un amendement qui permette dans la loi la poursuite des clubs thérapeutiques, et cela nous rassure en partie que le député Robiliard ait réussi à le faire voter !

Car nous avons surtout besoin de ne pas être empêchés de travailler, et de continuer à créer librement avec les patients et le soutien actif des familles les conditions nécessaires à la relation soignante. Or la nouvelle loi pousse aux regroupements, aux GHT, et nous avons les plus grandes craintes que cela se traduise par une « homogénéisation » des pratiques dans une orientation unique, celle aujourd’hui hégémonique des profs d’université.

Ainsi à Reims les réunions commencent fin septembre pour créer une « entité rémoise », alors que nous savons à l’avance que le responsable universitaire en veut la direction, et revendique le monopole de la formation en déclarant explicitement que « la psychanalyse ne fait plus partie du savoir nécessaire au psychiatre »! Le projet qui se profile amorce une psychiatrie désectorisée centrée sur l’urgence, le tri par pathologies et par durées de prises en charge, dans le moule d’une formation unique à la psychiatrie biologique et comportementale. En terme aussi de prépondérance exclusive du CHU alors que nous savons l’hostilité ancienne de l’essentiel des CHU à la psychiatrie de secteur et à la Psychothérapie Institutionnelle !

L’ARS, le ministère connaissent fort bien ces situations où le courant de la psychiatrie désaliéniste,  qui reconnait la fonction soignante des patients et la valeur humaine de la folie,  risque fort d’être laminé par ses adversaires.

Nous appelons depuis longtemps à la résistance sur le terrain, mais aussi à une refondation de la psychiatrie qui ne saurait se réduire à une approche unidimensionnelle, et nous allons poursuivre ce travail sur le terrain en tentant de fédérer les expériences et les énergies créatrices.

Nous ne souhaitons aucunement maintenir un quelconque statu quo, mais reprendre la discussion à partir de l’expérience complexe et contradictoire de la psychiatrie française, ce sur quoi cette loi fait l’impasse. Car il s’agit de construire l’avenir à partir du bilan des multiples expériences soignantes dans la psychiatrie et le médicosocial.

Si ce souci ne se trouvait pas partagé par les sénateurs et les parlementaires, cela reviendrait à laisser libre cours aux rapports de force locaux sans tenir compte de la nécessité d’une approche plurielle et hétérogène en psychiatrie, et sans vouloir entendre la nécessaire refondation de la psychiatrie à la mesure de la crise fort grave qui s’approfondit.

« On juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses fous ».  Je conclurai sur cette parole fondatrice de Bonnafé qui indique fort bien les enjeux humains, soignants  et politiques que nous voulons soutenir en commun avec les patients et les familles.

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