Table 2: Réflexions autour du livre « Lieu d’asile. Manifeste pour une autre psychiatrie. »

Thierry Najman   Psychiatre – chef de pôle Moisselles 95

Mesdames et Messieurs,

Il y a lieu en effet de se préoccuper du développement et de la banalisation de l’usage des contentions dans la psychiatrie hospitalière. En même temps, les contentions sont à situer à l’intérieur d’un vaste ensemble de dispositions sécuritaires en pleine inflation dans l’hôpital contemporain. Depuis les années 90, après quelques années d’assouplissement dans ce domaine, une multitude de pratiques sécuritaires reviennent en force à l’hôpital : fermeture
presque généralisée des services de soins, y compris pour les hospitalisations librement consenties par le patient, installation de caméras dans les enceintes des hôpitaux lorsque ce n’est pas dans les chambres d’isolement, systématisation des protocoles avec mise en pyjamas de tous les malades, interdiction des visites, interdiction du téléphone, multiplication des chambres d’isolement, usage de boucliers pour se protéger des patients, installation de dispositifs électroniques de surveillance, embauche de vigiles,… constituent quelques exemples des nombreuses évolutions rapprochant progressivement les hôpitaux d’un fonctionnement carcéral, en même temps que les prisons admettent de plus en plus de malades mentaux.

Ce mouvement régressif se double d’une inflation législative dont l’acmé est incarnée par la loi du 5 juillet 2011 innovant dans le domaine de la contrainte psychiatrique, avec en particulier la contrainte de soins au domicile du patient. Mais toutes les formes d’obligation, d’injonction et de contrainte légales ont été promues par le droit ces dernières années en matière psychiatrique. A cela s’ajoute la construction de toutes sortes d’unités hautement sécurisées : le nombre d’Unités pour Malades Difficiles (UMD) a plus que doublé depuis 2011. Les USIP et autres UMAP fleurissent dans différents hôpitaux en même temps que les moyens de travail régressent dans les secteurs de psychiatrie générale.

Un certain nombre de rapports officiels font état du développement de cette logique sécuritaire dans les hôpitaux. Les rapports annuels du Contrôleur des Lieux de Privation de Libertés (CGLPL) en constituent un exemple très significatif. Le rapport du Comité Européen de Prévention et de lutte contre la Torture et les traitements dégradants (CPT) qui a visité 3 hôpitaux psychiatriques français fin 2010 est également très informatif. On peut y lire par exemple que plusieurs cas de patients ont été observés dans un hôpital connu de la région parisienne, sanglés aux 4 membres, ainsi qu’à l’abdomen pendant 6 mois pratiquement consécutifs, avec parfois pose d’une sonde urinaire. On peut y lire que dans une unité de l’hôpital du Vinatier – qui défraie la chronique ces derniers mois – des sangles sont installées à demeure sur l’ensemble des lits, dans le cas où il serait décidé d’attacher un patient. On peut trouver dans le rapport du Comité européen de Prévention de la Torture (CPT) des cas de patients retenus physiquement, dans des hôpitaux français, parfois avec des manœuvres d’étranglement, parfois même hospitalisés librement. Plusieurs rapports très officiels réalisés par des observateurs indépendants soulignent la fréquence des services hospitaliers accueillant systématiquement les prisonniers en chambre d’isolement, certains services les admettant de principe sanglés aux quatre membres pendant parfois des séjours entiers d’hospitalisation, sans aucune justification clinique. Plusieurs rapports du contrôleur des libertés (CGLPL) mentionnent la fréquence de ces patients suppliant d’être renvoyés en prison car ils seraient moins maltraités qu’en milieu hospitalier. Comment supposer une seule seconde que de telles méthodes de travail permettent d’obtenir un quelconque effet thérapeutique ?

S’il est important de resituer les contentions à l’intérieur d’un vaste ensemble comprenant de nombreuses autres mesures sécuritaires, cela est lié à plusieurs motifs

La politique sécuritaire a ceci de particulier qu’elle procède d’une surenchère permanente. Une disposition sécuritaire en appelle facilement une autre plus sévère, dans un processus sans fin. La logique sécuritaire se distingue du registre de la sécurité en ce qu’elle vise une éradication complète du risque, tandis que le registre de la sécurité consiste en une simple limitation calculée du risque. La demande sécuritaire ne peut donc jamais être totalement assouvie. A la limite, le risque ne disparait véritablement qu’avec la mort.           Comment sait-on que l’on passe du registre de la sécurité à une politique sécuritaire ? Lorsque les dispositions prises pour limiter le risque se retournent contre le soin lui-même, alors on est passé du registre de la sécurité au registre sécuritaire.

On commence donc par fermer un service à clef, puis l’on fait appel aux chambres d’isolement, puis viennent toutes sortes d’interdictions et d’infantilisations, puis les contentions physiques. Mais il faut bien détacher le patient pour qu’il se nourrisse. Alors on installe des dispositifs électroniques, des caméras… Le dernier rapport du Contrôleur des Libertés (CGLPL) par exemple fait état de détecteurs électroniques de mouvements dans certains services.

Il ne faut donc pas négliger cette pente naturelle de la psychiatrie à se laisser entrainer dans une logique inflationniste de maitrise du risque. La fermeture des serrures des services ne constitue que la première étape d’un processus conduisant presque inéluctablement aux contentions physiques et aux sangles.

C’est pourquoi l’ouvrage que je publie actuellement (intitulé Lieu d’asile. Manifeste pour une autre psychiatrie aux éditions Odile Jacob) se penche de façon approfondie sur toutes les formes d’enfermement, en examinant spécialement le fonctionnement fermé des services, autrement dit le phénomène massif des services fermés à clef. Les services fermés de psychiatrie sont en ce moment légions dans le pays, y compris pour les patients hospitalisés à leur demande, sans que cela ne semble choquer grand monde. Pourtant cette fermeture est illégale pour les patients admis à leur demande. Pourtant cette fermeture n’est que la première étape d’un processus croissant de dispositions sécuritaires sans limite.

Pourtant cette fermeture des portes va à l’encontre des soins et de la logique même de la sectorisation psychiatrique : le soin passe en effet par un travail du lien et de la confiance entre les soignants et les patients, et nécessite une circulation fluide des professionnels comme des malades à l’intérieur des secteurs de soins. Le cloisonnement réel des services vient redoubler les mécanismes psychiques de clivage de la psychose.

Deux principaux arguments sont mis en avant pour maintenir les portes fermées à clef à l’hôpital : la peur des fugues de patients et la peur d’un accident mettant potentiellement en cause juridiquement un soignant au cours d’une fugue.

Or ces deux arguments sont bâtis sur des idées erronées. Ces idées fausses apparaissent néanmoins comme des évidences pour la majorité des professionnels. Peu de gens savent, en effet, que plusieurs études ont été rigoureusement menées, montrant que les patients ne fuguent pas plus depuis les unités d’hospitalisation ouvertes et peut-être même moins. Peu de professionnels également, savent que jamais une infirmière, jamais un médecin n’a été pénalement condamné suite au suicide d’un de ses patients.

Surtout, de nombreux raisonnements – en particulier ceux qui sont développés dans les documents de la Haute Autorité de Santé (HAS) – partent de l’hypothèse que plus des mesures de sécurité sont prises, plus la liberté des patients se trouve entravée, conduisant à un dilemme entre sécurité et liberté. La sécurité est ainsi opposée à la liberté. Ce mode de raisonnement conduit à une impasse. La mise en opposition de la sécurité et de la liberté est une conception biaisée qui débouche immanquablement sur des méthodes de travail sécuritaires.

Les professionnels négligent trop souvent que préserver la liberté des patients améliore le lien et la confiance avec l’équipe de soins, et augmente alors la sécurité. La liberté marche le plus souvent de concert avec la sécurité, contrairement à l’hypothèse plus ou moins implicite que l’on trouve partout.

C’est pourquoi il est certes nécessaire de se battre contre l’usage des contentions mécaniques, mais il est nécessaire également de refuser le fonctionnement fermé si répandu des services hospitaliers, en particulier pour les patients admis sous la contrainte.

Il est urgent de faire émerger à nouveau l’idée qu’une autre psychiatrie est possible que celle actuellement en expansion dans nos hôpitaux et que d’autres méthodes de travail existent.

Share