Table 1: Introduction par Philippe Rassat et enregistrement audio

Philippe Rassat  Pédopsychiatre  Cognac (16) Mussidan(24)

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs

Mesdames, messieurs,

Je m’appelle Philippe Rassat, je suis pédopsychiatre dans ce qui va s’appeler la grande Aquitaine, directeur médical d’un CMPP ( centre médico psycho pédagogique ) à Cognac d’une part et praticien attaché au 1er inter-secteur de pédopsychiatrie de Dordogne d’autre part.

Lorsque nous a été proposé l’organisation de ce colloque ce fut une évidence pour notre collectif qu’il fallait une table ronde autour de l’accueil de la souffrance des enfants

et des adolescents tant la situation en 2015 nous semble inquiétante et dramatique et tant la future loi de modernisation de la santé n’y répond pas.

Si nous avons choisi de ne pas utiliser le mot de pédopsychiatrie, c’est qu’en France la prise en charge et le soin de la souffrance psychique infanto-juvénile sont effectués pour moitié par le sanitaire (les inter-secteurs) et pour moitié par le médico-social, c’est à dire le secteur associatif (les CMPP, et les IME, ITEP, SESSAD divers, etc).

Longtemps, jusqu’à la fin du siècle dernier, ce modèle d’organisation fut une référence pour l’Europe et l’occident tout entier.

Et puis soudain à l’aube du troisième millénaire tout s’est inversé et en  quinze ans tout s’est dégradé. Que s’est-il passé ?

La synergie des niveaux législatif, financier et idéologique dans un contexte de crise du système économique et d’amoindrissement de la pensée a entrainé une régression sans précèdent tant au niveau des moyens que des idées.

En 2002, la loi du 2 janvier, de Mme Royal et M Kouchner, dite de rénovation sociale  et dont le but avoué était de rénover la loi de 1975 sur les handicapés qui apparaissait aux yeux d’experts ministériels obsolète, introduisait, pour la première fois dans le champ du soin, la novlangue des marchés et sa logique marchande puisque le but inavoué était celui de faire des économies et de contribuer à la réduction du déficit de la sécurité sociale. Elle le faisait avec les mots du marché qui ont fait florès depuis : démarche qualité, services rendus, gestion des handicaps, évaluations, rentabilisation, satisfaction de la clientèle, prestation de service, bonnes pratiques etc.…Tous ces mots ont, en treize ans, colonisé, métastasé toute la pensée soignante et éducative concernant l’enfance.

Cette loi a introduit aussi un terme, un signifiant qui échappait totalement jusque là à la pensée soignante et qui est devenu aujourd’hui un lieu commun : l’usager.

Ce mot introduit dans la réflexion même de tout professionnel auprès d’enfants une contradiction pervertie : Qui est l’usager ? L’enfant, les parents, la famille ?

Dés lors il faut choisir.

A qui doit-on rendre des comptes au titre de l’évaluation marchande?

Ou bien…

Envers qui sommes-nous éthiquement engagés au titre du soin et de l’accueil de la souffrance ?

Alors, bien sûr, on ne peut éviter une mauvaise pensée : serait-ce parce que les enfants ne votent pas qu’ils disparaissent au profit de l’usager parental potentiellement électeur ?

Tout l’arsenal législatif couvrant le territoire de l’enfance élaboré par les différents gouvernements, quelque soit leur couleur politique, de 2002 à 2015, a repris depuis ce même langage marchand :

– Que ce soit celui de la loi de 2005, mettant en place le nouveau dispositif remplaçant ceux de la loi de 75 et élaboré en 2002 : la MDPH (Maison des Personnes Handicapées), consacrant le handicap comme référence administrative de toutes souffrances et dont Carlos Parada vous détaillera le comment et le pourquoi tout à l’heure.

– Que ce soit dans la loi de 2007 amenant à la déjudiciarisation de la protection de l’enfance, pour des raisons tout aussi économiques et tout aussi peu soignantes.

– Que ce soit la mise en place de la Haute Autorité de Santé et de ses plans (Autisme, TDAH Trouble Déficitaire de l’Attention avec Hyperactivité) pour justifier les bonnes pratiques édictées en commandements, ce sur quoi, entre autre, reviendra Mireille Battut dans son intervention.

Puisqu’au niveau législatif ce n’est plus une logique de l’accueil et de l’écoute qui préside mais une logique marchande, il a fallu trouver une logique « scientifique » qui la justifie.

Outre atlantique, depuis longtemps les forces du marché contrôlent et régulent le champ de la santé. En quarante ans les lobbys pharmaceutiques et des assurances ont « formé » le monde médical et particulièrement  celui des psychiatres. Cela a créé de toutes pièces une construction inopérante en termes de soins mais profondément rentable, une classification des troubles mentaux qui suppriment tout rapport à la parole et à l’histoire des humains concernés, qui sont envisagés uniquement comme usagers biologiques génétiquement modifiés : le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) qui en est à sa cinquième version, qui est donc appelé DSM 5. C’est pratique, puisque la souffrance psychique humaine y est découpée en tranches et qu’à chaque tranche il y a (potentiellement) un médicament ou/et une rééducation pour que cet usager redevienne un consommateur valide.

Les enfants ne votent pas mais ils sont des consommateurs en exercice et en devenir : les laboratoires se sont donc occupés d’eux et des médicaments leur ont été spécialement dédiés, par exemple : la Ritaline, qui se décline aujourd’hui comme les lessives sous plein de nouveaux noms histoire de noyer le stupéfiant d’origine, ou le Risperdal un neuroleptique dont on a réussi à persuader les médecins du monde entier que sa vieille molécule était spécialement adaptés à la jeunesse… François Gonon vous dira comment les médias  contribuent au succès de ce genre d’opération et à la formation  des ministres.

Ce territoire déshumanisé et ouvert désormais sans limite au marché, il faut l’administrer pour éviter les dérives, les contre façons et les grains de sable qui nuiraient à sa rentabilité. Ce fut la mise en place des ARS pour organiser la gestion économique et la rationalisation des coûts en diminuant les dépenses sans compter, au risque de détruire l’existant et c’est ce dont Sandrine Deloche vous parlera.

Pour que cette économie fonctionne il faut un gendarme, une police de la bonne pratique, c’est ce que l’on demande à l’HAS en quelque sorte : administrer le soin. Cet appareil idéologique d’état rempli son travail, pour ce qui est des troubles mentaux, avec un zéle qui aurait réjoui les régîmes les moins démocratiques que l’Europe a connu.

Mais un enfant n’est pas une marchandise ni une variante statistique ou d’ajustement économique. Un enfant c’est un « petit d’homme » disait à une époque lointaine Françoise Dolto, c’est un petit être parlant, un petit homo sapiens sapiens, doué, à la différence de tout le reste du monde animal, de la parole et de l’inconscient. Et du coup il a une histoire, des histoires, celle de ses parents qui l’ont fait naitre, la sienne depuis qu’il est né, celle du monde dans lequel il est arrivé. Et lorsqu’il souffre, il a besoin d’écoute, d’attention, de temps, de beaucoup de temps et d’êtres humains d’êtres parlants autour de lui, parfois de beaucoup d’êtres parlants.

Alors ces enfants malheureux, tristes ou angoissés, qui s’agitent pour survivre, ou qui ne peuvent apprendre à lire ou à écrire, ou qui ne mangent plus, ou qui ne sont pas propres, ou qui n’habitent plus leur corps ou qui ne peuvent même plus parler dans un monde sourd et aveugle à leur souffrance, que deviennent-ils s’il n’ y a plus personne pour les écouter, pour les regarder, pour jouer avec eux ou aller s’asseoir,  au pied d’un arbre avec eux le temps que fonde un peu leur chagrin, leur angoisse ou leur sentiment d’inexistence ?

Que deviendront-ils dans dix, vingt, trente ans ?

Des naufragés, échoués sur les aires insalubres du capital ?

Des étrangers, exilés intérieurs d’un monde indifférencié ?

Des adultes perdus, qui reviendront mitrailler leur enfance ?

C’est ce que notre éthique nous commande d’empêcher et c’est pourquoi nous sommes ici devant vous.

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