Une nouvelle antipsychiatrie

Pierre Dardot   Philosophe

Double page Débats coordonnée par Nicolas Dutent et parue le mardi 25 octobre dans L’Humanité.

Nous faisons face à l’offensive d’une nouvelle antipsychiatrie. L’ancienne antipsychiatrie, celle des années 1960-1970, se voulait une contestation radicale de la psychiatrie comme institution. Rappelons que le terme de « psych-iatrie » désigne dès l’origine une spécialité médicale (iatros signifie médecin) qui ambitionne de soigner les maladies de l’âme (psuchè signifie âme). L’ancienne antipsychiatrie remettait précisément en cause l’obligation de soins en remettant en cause le type de savoir qui la légitimait : à ses yeux, ce savoir médical est un savoir objectivant qui écarte le discours que le fou tient sur lui-même. Aussi dénonçait-elle la violence par laquelle la psychiatrie se fait instrument de répression sociale et choisissait-elle de « défendre le fou contre la société » (Maud Mannoni).Qu’en est-il aujourd’hui ? Le cas de l’autisme agit à cet égard comme un révélateur. Tout un discours est construit à partir du postulat d’un lien « naturel » entre une théorie, celle de la génétique, et une pratique, celle de la « remédiation cognitive ». Cette dernière consiste en une évaluation des capacités cognitives (mémoire, repérage spatial, intelligence, etc.), suivie d’un entraînement à des tâches dont l’objectif est de renforcer les capacités ou compétences tenues pour des « atouts ». Dans ce dispositif, c’est le neuropsychologue, non le pédopsychiatre, qui occupe la place privilégiée : c’est à lui qu’il revient d’étudier les aires du cerveau où sont localisées les fonctions cognitives préalablement à la mise en œuvre d’un programme de « rééducation cognitive ».

Sur ce fond partagé de cognitivisme, des divergences peuvent assurément se faire jour. Ainsi le psychiatre canadien Laurent Mottron s’oppose-t-il aux méthodes de dressage du comportementalisme pur et dur au nom d’un cognitivisme anticomportementaliste. Fort habilement, son discours métamorphose l’autisme en une « manière de vivre » propre à une minorité qui ne serait pas reconnue dans ses droits. Mais, au-delà de ces dissonances, il est généralement entendu que l’autisme n’a rien à voir avec la psuchè : réduit à un « trouble neurodéveloppemental d’origine génétique », il relève exclusivement de la neuropsychologie ou de la neuropédiatrie, à la rigueur de la médecine générale, en aucun cas de la psychiatrie.

Le plus grave est que cela entraîne l’absence de prise en compte de la crise d’angoisse vécue par l’enfant : cette dernière est décrite comme un « comportement problème » plutôt que comme une souffrance psychique à part entière. Plus généralement, se développe une valorisation du regard médical objectivant sous la forme d’un diagnostic scientifique à base de tests, au point que certains n’hésitent pas à faire de l’énoncé du diagnostic le moment d’une nouvelle « naissance » où l’autiste accède enfin à son identité. À cet amour immodéré du diagnostic rendu par la médecine scientifique correspond à une haine du soin psychique qui va jusqu’au déni du psychique comme tel.

Le retournement est donc saisissant. L’ancienne antipsychiatrie dénonçait la psychiatrie comme instrument de répression sociale en raison de son caractère médical (le iatros de psychiatrie). La nouvelle antipsychiatrie s’en prend à l’existence même du psychique (la psuchè de psychiatrie) au nom même des prétentions de la médecine scientifique. Loin de contester le savoir médical, elle entend le réinstaller en position de maîtrise. Au psychique elle substitue volontiers le mental qui présente l’avantage d’autoriser le glissement du mental au neuronal. Ce qu’elle ne supporte pas, c’est que le psychique déjoue radicalement tout projet de maîtrise. Nous avons affaire, à la lettre, à une véritable « psychophobie ».

Dernier ouvrage paru : Ce cauchemar qui n’en finit pas : comment le néolibéralisme défait la démocratie, avec Christian Laval, éditions La Découverte.

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