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Sandrine Deloche. Médecin pédopsychiatre,                                            Pratiques Les cahiers de la médecine utopique n° 79. Octobre 2017 Dossier :  Santé connectée 

Plongez dans l’ère numérique de la Santé Mentale labélisée par le Ministère. www.netcarepedopsy.fr  répond en un clic à tous les soucis de votre enfant.

Pour Émile, vous avez scrupuleusement respecté le programme de préparation à l’école maternelle, en téléchargeant l’application school beauty labélisée par Prevention-Care, conseillé pour chaque petit, afin d’éradiquer les troubles « dys » tout azimut : dysphasie, dyspraxie, dyslexie, dyscalculie…

Cinq heures de training journalier sur écran sont vendues pour faire de votre bambin, un écolier tout terrain répondant aux attendus officiels du Ministère.

Mais, des nuits sans sommeil, des absences de sourires, des cris stridents, des balancements, des colères sans motif d’Émile vous mettent le doute et les nerfs à vif. N’y tenant plus, vous accédez au site www.netcarepedopsy.fr   .

Si c’est votre première visite, remplissez le questionnaire, www.netcarepedopsy/parcoursdesoins qui vous orientera sans délais.

Rivé sur votre écran, vous avez enfin terminé de cocher trois autres questionnaires randomisés qui compilent les symptômes d’Émile. Cliquer ici pour valider les données transmises. Ces informations sont dorénavant incluses dans le DPI qui suit Émile depuis sa naissance. Sera vérifié, pour l’occasion, son matricule biométrique par empreinte rétinienne.

Dans le panier de soins envoyé par votre mutuelle, depuis votre premier clic, deux options s’offrent à vous, soit une téléconsultation avec un « psy » soit le téléchargement d’un programme de rééducation. La confirmation s’inscrit sur votre écran : Emile côte pour un TSA d’incidence 7 sur une échelle de 12 selon la classification du DSM.VII. En option,  cliquer sur pronostic prédictif. S’affiche une cotation d’incidence 8 pour personnalité asociale  à tendance déficitaire psychopathique  à l’âge adulte.

Vous avez 48h pour joindre votre banque et signer un contrat avec la MDPH et l’association «  TSA sans soucis ». Ils s’occuperont de tout : école privée spécialisée avec ou sans inclusion, aide digitale portative pour l’entrée en CP, rééducation cognitivo-comportementale sur 3 plateaux de mise à niveaux. A l’aide de votre webcam grand angle, un programme va étudier l’ergonomie environnementale de votre enfant. Après évaluation, Émile est inclus au programme remedTSA28 : technique d’amplification des capacités mnésiques et cognitives validée par le Ministère. Elle consiste à appliquer, en simultané, les méthodes zéro acarien, régime algues&minéraux, sommeil sous ondes ultra-positives, et enfin l’enseignement « habilité sociale » dispensée à domicile.

Vous avez cliqué sur la mauvaise réponse ! Appuyez sur Valider le programme  pour ne pas être rayé du Groupenetcare, le gérant de votre panier de soins.

Quelques jours plus tard, vous recevez la confirmation que le DPI a finalisé le tri de vos embryons congelés. Un deuxième séquençage vous met à l’abri pour la prochaine grossesse d’une avarie TSA aux 3 ans de votre progéniture. Un gain réel moyennant un buisness plan  pour « une école compétitive dès 2 ans ».  A l’aube, sur tous vos écrans, une tête de mort clignotante signale une énième cyber-attaque. Elle a fait fusionner tous les acronymes DPI de Netcare, Émile et les embryons congelés sont désormais un seul et même matricule. Cliquez sans attendre à la rubrique «  Retour » de votre panier de soins pour faire valider de nouvelles options de traitement.

Dans combien de temps cette invention deviendra-t-elle réalité ? Le numérique prenant les rênes de nos vies, et imperceptiblement celles de notre santé, les « psy » seraient-ils amener à disparaître au profit de logiciels en kit, mis à disposition des usagers pour évaluer, diagnostiquer  et rééduquer les enfants à problème ?

Pour l’heure, les pédopsychiatres qui exercent à l’hôpital comme en centre médico-psychologique doivent, dorénavant, remplir un Dossier Patient Informatisé (DPI) pour tout enfant reçu. Derrière chaque écran utilisé en consultation, s’enclenche alors une mécanique invisible intraitable.

DPI signifie utilisation d’un logiciel commun à tous les services d’un hôpital voire d’un groupement hospitalier de territoire. DPI signifie verrous de confidentialité qui sautent, gros volume d’informations partagées, saisie massive de données, transférables un jour en un clic, vers la Caisse d’Assurance Maladie et pourquoi pas vers les mutuelles privées. DPI, ce big data, est évidemment du pain béni pour établir des cohortes homogènes de patients, tracer des parcours de soins, organiser des territoires de santé. Sans oublier, au passage, l’exposition aux piratages narguant la crédulité des adeptes du risque zéro informatique.

DPI, en pédopsychiatrie, veut dire un droit à l’oubli inabouti et une trace informatique indélébile de l’intimité d’un enfant, demain adulte. Qui s’astreint à demander l’autorisation des parents et de l’enfant pour ouvrir un DPI ; les informant de toutes les connexions susceptibles d’exister en aval, avec d’autres services, comme la psychiatrie adulte pour les adolescents ? Quel sens donner à l’inscription d’une clinique de l’enfant sans pouvoir évoquer celle de ses parents, de sa famille ? A l’inverse, comment garantir la confidentialité et le respect de la vie privée des patients comme des soignants ? La perte de ce principe d’autonomie dans la clinique génère un grand malaise au sein des équipes, pointant l’amalgame entre secret professionnel et dossier partagé. Ce glissement mériterait une réflexion collective, puisqu’il touche à l’éthique du soin ; sans parler de l’obligation de s’y soumettre au prétexte de modernité.

Je peux témoigner de l’empressement de l’hôpital Sainte-Anne, à mettre en place le logiciel « cortexte » pour inaugurer le passage du numérique au détriment du dossier papier. Les équipes furent formées à la hâte, leurs interlocuteurs, informaticiens restreints à leur fonction, se disaient dans l’impossibilité de répondre aux questions. Promouvoir des espaces de débats pour clarifier les enjeux et exercer notre vigilance critique, ne faisait pas partie du programme. L’implantation du numérique se révéla indissociable de l’instauration des Groupements Hospitaliers de Territoire (GHT). Ce cauchemar de massification pour tendre à la standardisation des soins selon l’idéologie technocratique du moment. C’est à dire sans tête et sans alternative possible.

Telle une nasse, l’ère numérique sert donc largement le biopouvoir, tant du côté des soignés que des soignants. En cela, le DPI en est l’unité paradigmatique. Soit son utilisation zélée expose autrui, effracte le cadre de confidentialité et alimente le système. Soit réduit au strict minimum, cet outil détient des informations usuelles au risque d’appauvrir la réflexion écrite, l’autocensure prenant le pas. Se contraindre à verrouiller l’écriture de la rencontre clinique est un pas de plus dans la mécanisation du soin. Le philosophe Bernard Stiegler stipule dans son dernier ouvrage que « l’accélération de l’innovation court-circuite tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation ». A ce propos, il va sans dire que le DPI ne fait pas bon ménage avec les termes du serment hippocratique. Je cite : « Admis dans l’intimité des personnes, je tairais les secrets qui me seront confiés et ma conduite ne servira pas à corrompre les mœurs. (…) Je préserverai l’indépendance nécessaire et je n’entreprendrais rien qui dépasse mes compétences ».

Face à la casse d’une psychiatrie humaniste et artisanale, pour les mauvaises consciences qui oseraient penser tout haut, l’hôpital Sainte-Anne, fleuron du modèle hôpital-entreprise, a fait surgir une plate-forme éthique sur écran pour répondre à nos questions  !!

Quelles sont les vôtres ?…par mail uniquement.

 1 DPI : dossier patient informatisé

 2 TSA : Trouble du Spectre Autistique

 3 Maison Départementale des Personnes en situation de Handicap

4  DPI : diagnostic préimplantatoire

5  Claire Gekiere, Serge Soudan, «  Dossier patient informatisé et confidentialité : évolution des modèles et des pratiques. Le diable gît dans les détails », L’information psychiatrique 2015, 91 323-40.

6  Bernard Stiegler «Dans la dysruption, comment ne pas devenir fous ? »Ed les liens qui libèrent.2016

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