>J…(Texte paru dans la revue « Une larme du diable », décembre 2011 )

-Tais-toi

-Je n’ai rien dit

-Tu as pensé

-A peine

-Tu as voulu penser

-Mais j’ai échoué

-Alors tais-toi. Tu ne sais pas qui je suis.

-Bien sûr je le sais. Tout le monde sait ici.

-Allons donc, je suis venu incognito.

-Si tu le dis

-N’est-ce pas ? J’ai considérablement adouci ma voix

-Voilà

-Je suis mieux accueilli ainsi

-Mettons

-Quoi ! Tu trouves que je n’ai pas réussi mon entrée ?

-Je n’ai rien dit de tel

-Tu ferais mieux de te taire

-Je ne parle pas, je soupire. Involontairement. Moi comme les autres. Ici, nous soupirons tous. C’est une mode, ou, je ne sais pas, une contagion qui nous attrape dès notre arrivée. 

-Soit. Je te passe le soupir. Moins bruyant qu’un éternuement. Moins grossier qu’un reniflement. Moins énervant qu’un toussotement. J’admets le soupir. 

-Je ne soupire pas personnellement

-Pfuit ! Tu raisonnes de travers. Ou tu soupires, ou tu ne soupires pas. Point.

-Ici, c’est ainsi. Inspiration profonde et soulagement. Malgré le grand isolement, malgré le peur et l’oppression, les poumons sont encore là, le souffle est encore là. Peu importe qui personnellement inspire, car tous nous participons de l’exhalaison. 

-Comment tu t’exprimes ! Approximation de la fonction sujet. Approximation de la fonction attribut. Logique déviée. Logique dévoyée.

-N’est-ce pas pour cela que tu m’as choisie ?

-Jeanne !

-Je ne m’appelle pas Jeanne.

-Moi je t’appelle Jeanne

-Je ne suis pas seule ici.

-Tais-toi

-Je n’ai rien dit. Je n’ai jamais rien dit. J’ai crié parfois. Pas même à pleine voix. Je serais capable, pourtant. Renoncer à tout effort d’articulation et lancer un cri, un vrai cri…

-Serait-ce une menace ? 

-Je suis hors d’état de proférer la moindre menace. A qui l’adresserais-je ?

-Moi, je suis là.

-Toi, tu n’es qu’une voix;

-Quand même

-Oh tu ne te laisses pas oublier. Tu t’agrippes, tu m’empêches de sentir, tu m’empêches de penser et de parler, tu contrôles jusqu’à mes soupirs Mais enfin, tout bien pesé, tu n’es qu’une voix.

-Pas n’importe laquelle. Tu sais d’où je viens?

-Je sais même ce que tu veux. 

-Ah ?

-Tu veux parler. 

-Sans doute

-Encore parler

-Et… 

-Et encore. Répéter, ressasser. Ton égal, inébranlable. Vocabulaire invariable. Ta passion : discourir, quoiqu’il arrive. De préférence seul en chaire. 

-Tais-toi

-Je ne fais que cela. Me taire afin que toi tu parles

-Tais-toi

-Volontiers.

-Tu n’es pas une débutante, n’est-ce pas. Il t’en est passé, des voix à travers la gorge… Les suppliantes, les insinuantes et les déclamantes. Tu les as connues de tout genre : les flatteuses, les amoureuses et les persécutoires…  Tu en a hébergé combien ?

-Je ne sais pas. Je n’ai pas de souvenirs, je n’ai que des voix

-Et moi, je suis en somme leur chef, leur commandant de bord. Leur président, pour dire le mot. Tends-moi les bras ! 

– C’est étrange, je ne t’entends plus.

-Comment ! Comment ! Tu es malade. Tu as les oreilles malades, saturées, gonflées d’avoir trop travaillé. Il va falloir les soigner…Des gouttes, vite, des gouttes pour soigner les oreilles de Jeanne.

-C’est à dire…. J’entends bien quelque chose, mais pas toi

-Mais quoi ?

-Un bruit. Fréquence sonore inédite. Ça grince, ça racle, ça vrombit. Pas une voix, plutôt une machine.

-Mais c’est moi, Jeanne, moi le président. C’est mon discours qui prend forme.

-Impossible

-Mon discours imparable. Nouvelle règlementation d’application immédiate. Sécurisation des émissions de voix. Tout doit passer par moi. Je suis la voix des voix. 

-Silence ! Ça brouille dans la transmission

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-…

-…

-Tu m’as déçu

-…

-Pour une fois, l’évènement est à mettre en avant, qu’un président se déplace jusqu’à vous. Un président élu selon les procédures régulières, disposé à vous servir un discours régulier. 

-…

– Je souffre,  Jeanne, je souffre. J’ai mal à mon discours interrompu. Localisation mal définie. ça tire dans la chair, serait-ce l’ancien tourment qui revient, ou qui n’a jamais cessé, c’est possible, malgré tout l’entraînement, ça tire, ça déchire. Et tu ne fais rien pour moi ?

-J’entends

-Ah !

-J’entends…

-Pas trop tôt !

-J’entends quelque chose de nouveau

-C’est moi, Jeanne, c’est moi qui suis là

-Non, j’ai entendu un mot

 -Franchement, pas très nouveau

-Pas un écho, un mot

-Le mot de la fin ?

-Non, un mot qui en rappelle un autre

-Pfft!

-C’est nouveau. Je suis touchée… je ne sais pas l’expliquer

-Balancement d’une jambe sur l’autre tandis que tu  t’obstines à chercher…Je te vois, Jeanne

-Je ne me nomme pas Jeanne

-Moi je te nomme Jeanne. Et tu ferais mieux de ménager tes forces pour la reprise de mon discours. N’oublie pas que tu es mon porte-voix.

-Suis touchée par le souvenir d’un mot 

-Toi, toi ? Tu n’as pas de souvenir toi. Comment pourrais-tu avoir des souvenirs, toi ?

-Personne ne peut dire personne à personne

-Je te parle sérieusement, tu réponds fariboles

-Je parle d’un mot

-Qui vient de moi ?

-Bien avant toi

-Tu n’aimerais pas un petit souvenir de moi ?

-Impossible avec toi, tu parles trop. Tu ne me laisseras aucune trace

-Arrête de crier s’il te plait

-Je ne crie pas

-Tu renverses la tête et tu cries et tu tournes ton visage vers le ciel et tu redoubles ton cri

-Je ne frappe personne

-Je me méfie

-Et moi je me souviens. Derrière une voix s’ouvrait une autre voix. Et derrière l’autre voix une autre…

-Et derrière l’autre une autre, je parierais….

-Non. C’est arrivé une fois: l’autre voix était comme une fleur, mais qui aurait poussé en terre

-Dis donc, tu te piques de poésie

-La vérité. Je me suis accrochée au bulbe, tout en songeant que ce devait être une plante carnivore.

-Poésie, poésie ! Je préfère peut-être quand tu cries.

-La plante a mangé la voix. La voix a mangé la voix. 

-Tu es folle

-Un grand silence. Baigner dans le parfait silence sans que rien de particulier ne se produise. Lentement, toutefois, l’ouïe s’aiguisait. Sans rien forcer. Je recevais de minuscules pointes de bruits, comme des froissements de feuilles, qui, à peine apparus, se dissolvaient. L’impression était si ténue…  Des bulles d’air, discontinues, se rapprochant comme si un son était sur le point de se former, puis s’atténuant à nouveau jusqu’à l’infinitésimal. Et plusieurs fois ce cycle. Jusqu’à l’apparition du mot.

-N’est-ce pas le mot qui t’aurait fait perdre la mémoire? Une telle perturbation…

-Possible

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-Quel est le mot?

-Tu n’en as pas besoin. 

-Dis-le moi. 

-Non

-Parleras-tu ?

-Motus

-Décris au moins son aspect. Lisse ou râpeux, rutilant ou discret ? Je le rajouterai à mon discours. Mot de passe ou mot-valise ?

-Trop tard pour ton discours

-Tu mens. Tu n’as pas le mot.

-Hélas je ne sais pas mentir

-On ne saurait se passer de mon discours

-La catastrophe qui va s’ensuivre inéluctablement…

-Et quoi encore

– La catastrophe qui plane sur nous avec ton discours….

-Allons donc, des visions maintenant!

-Que les murs devront être des murs et seulement des murs, que les portes devront être des portes et seulement des portes, et qu’en aucun cas on ne prenne le risque de confondre des murs avec des portes… 

– Tu ne tiens pas seulement sur tes pieds. Tiens, le bout de ta semelle a dérapé, chaussures inadéquates à l’exercice de prédiction !

-Portes et fenêtres, ouvertures en général, faisant l’objet d’une surveillance constante et assidue, appuyée par tout moyen technique adéquat. En sorte de vérifier qu’on n’y entre ni n’en sort plus sans arrêté en bonne et due forme. En sorte que ceux du dedans ne déteignent en aucun cas sur ceux du dehors, et que ceux du dehors soient préservés de la tentation d’aller y voir dedans. 

-Et après?  Regarde-toi: absence dramatique d’équilibre. Tu n’es rien sans moi.

-Rien

-Rien du tout. Tu a beau grimper sur la pointe des pieds pour t’allonger – tu gagnes quoi, un demi centimètre ?  Tu n’as rien sans moi.

-Rien

-Rien du tout. Un visage ? Plus de visage. Plus d’yeux, plus de nez. Plus de lèvres. Pus de bras, plus de dos.  Visage et corps absorbés par le milieu.  A peine te reste une tentative de t’étirer, qui t’emporte dans son déséquilibre…  Tu n’arriveras nulle part sans moi

-Nulle part

-Nulle part. Il te manque la localisation.  Ma pauvre Jeanne, tu ne l’as jamais eue ! Contente-toi donc de me faire écho. 

Maintenant tiens-toi prête. Sens comme ça vibre. Accroissement de la tension ambiante. C’est le moment. 

-Le moment ?

-De mon discours évidemment!  Ça va secouer, je te le promets. Règle bien tes tympans.

-Sont déréglés

-Règle-les ou ne les règle pas. Qu’importe !  De toutes façon, ça va rugir….

Vriller, traverser les muscles et les os, et encore, avec la même aisance, atteindre jusqu’à la moelle… Mon heure de gloire. Mon apothéose. Ils sont tous pour moi

-Tous ?

-Tous les mots prêts à s’enfiler dans la ligne de mon discours. 

-Tous ?

-Tous sauf rien. Tu n’es rien. Ton malheureux mot n’est rien. Pas même un mot. Pas formé. Un grognement, un chuintement…. Rien d’articulé, rien qui puisse m’empêcher de rien…

-Un

-Hein ? Je confirme. Un simulacre plutôt qu’un mot proprement dit

-Mot dit ? 

-Maudite!  

-Même pas. Puisque je ne suis rien. 

-Maudite !

-Ah, je me doutais que tu savais fabriquer ton propre écho ! Saurais-tu accorder l’adjectif au pluriel ? 

-Maudites ?

-Car je ne suis pas la seule ici. Vois cette forme humaine, deux bras et deux jambes, elle se rapproche. 

-Elle vient pour mon discours ?

-Tu ne mesures pas l’effet que tu fais. Indiscret, insistant, et j’en passe. Aussi vient-elle avec ses ruses, elle s’essouffle et s’affole sur les premiers temps, s’égare,  et puis elle vire, soudain décidée.

-Mais qui ? 

 -Plus décidée que moi. Posément, avancer pied gauche, assurer main droite, relever pied droit, balancer main gauche, et ainsi de suite. Courageuse ou inconsciente. Oh, le bout de sa semelle à dérapé, chaussures inadéquates à l’exercice, cependant elle se rattrape, bravo ! joli sens de l’équilibre. Bras écartés, elle pivote lentement, elle tourne sur elle même, tout simplement, en sorte de se présenter, de dos, de face et de profil, c’est bien elle. Une autre….

-Non, non, pas une autre !

-Dis le toi-même

-Une autre Jeanne ?

-Bien sûr

-Et mon discours ?

-Ton discours est fichu. Nous sommes éternelles

 

Patricia Janody

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Une réflexion sur « >J…(Texte paru dans la revue « Une larme du diable », décembre 2011 ) »

  1. Je connaissais ce livre, j'avais oublié le nom de Patricia JANODY. J'espère en être pardomné, que dis-je aministier. Des conteurs quant j'avais 15 ans, il y en avait peu, surtout en vacances. Lorsque je faisais des camps d'adolescents. Un moniteur, barbu, le soir à la lumière de quelques bougies nous rassemblait, enfin les volontaires, pour lire à notre veillée, des livres que nous n'aurions jamais lus, c'était pas le programme scolaire et encore moins la culture en vogue tant en famille qu'ailleurs. Ce texte, me rappelle, l'idée de personnes qui ont l'impression de s'être toujours connus, comme en héritage. J'abuse un peu mais c'est ça. Là où l'on peut sentir l'autre et le dire de façon aussi saine, en un dialogue qui transforme tout, abolit toute pression, qui rend serein et intelligent. Dont ce qu'on crois ignorer ne l'est plus. Parce que c'est l'éternel rencontre de l'amour sous ces formes interrogatives et négatives mais doué d'une synthèse immortelle, comme nos premiers et derniers mots. "
    Pour une fois, l'évènement est à mettre en avant, qu'un président se déplace jusqu'à vous. Un président élu selon les procédures régulières, disposé à vous servir un discours régulier.

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