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>"Il faut mettre un cran d’arrêt à cette frénésie évaluatrice" (Pierre Dardot, meeting du 17 mars)

 

Prenant connaissance de la teneur de la déclaration de la HAS, ma première réaction a été de me dire « le masque est tombé ! ». De fait, jusqu’à présent, notamment depuis 2005, on avait eu droit à des recommandations assez floues et à des formulations atténuées. Mais je crois en même temps qu’il faut voir clair dans la stratégie mise en œuvre par cette instance et, au-delà d’elle, par le pouvoir politique dont elle n’est finalement qu’un relais complaisant. On brandit la menace d’une interdiction de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle dans un délai d’un an, mais pour ceux qui profèrent de telles menaces la question est de savoir comment s’y prendre pour interdire, puisqu’on peut difficilement interdire directement par le biais de la loi, car on s’exposerait alors au risque de l’inconstitutionnalité.

La Haute Autorité de Santé se présente invariablement comme « une institution scientifique complètement indépendante de toute pression », selon les propos de Jean-Luc Harousseau, et son discours se pare volontiers du prestige et de l’autorité de la science.

Il s’agit en réalité de tout autre chose que de la science. Il ne s’agit en aucun cas d’une nouvelle « querelle des méthodes », c’est-à-dire d’une querelle interne au champ de la science qui opposerait  deux méthodes prétendant l’une et l’autre à la reconnaissance de leurs titres à la scientificité. Il s’agit bien plutôt d’un « savoir » dont le caractère normatif est l’essentiel, c’est-à-dire d’un savoir dont la vertu principale est de produire des effets de pouvoir en édictant « ce qui doit être ». A en croire ce savoir, l’individu est ses neurones ou ses gènes.

Un innéisme rudimentaire lui tient lieu de credo d’autant plus indiscutable qu’il refuse de s’avouer pour ce qu’il est, à savoir une pure construction intellectuelle. Dans cette entreprise il peut d’ailleurs s’étayer du caractère prétendument « non-théorique » que le DSM revendique pour lui-même. De manière plus générale, on a affaire à un discours qui glisse continuellement de « ce qui est » à « ce qui doit être », c’est-à-dire qui s’autorise de la description ou de l’explication pour prescrire (l’autisme a une base génétique ou neurologique, donc il doit être traité exclusivement comme un « trouble du développement »).

Dans ce registre la norme est toujours présentée comme une « règle naturelle » qui s’impose d’elle-même tant elle relève d’une irrésistible évidence, et c’est d’ailleurs pourquoi ces recommandations sont égrenées sur le mode anodin d’un solide bon sens auquel il est vain d’adresser une objection, tout simplement parce qu’on ne peut rien objecter à ce qui est neutre.  Que de formules lénifiantes n’a-t-on pas entendu ! « C’est pour le bien de tous, et surtout pour le bien des enfants autistes et pour soulager la détresse des familles, que nous faisons ces recommandations », « nous invitons à une approche pluridisciplinaire », « bien entendu il ne faut pas imposer mais proposer ».

Mais ce que dissimulent mal de telles formules, c’est l’implacable logique d’un « savoir » dont le dernier mot est toujours : « il n’y a pas d’alternative », « il n’y a rien d’autre à faire ». C’est pourquoi je crois que la meilleure dénomination qui revient à cette instance est en effet, comme le dit la déclaration des 39, celle de « Haute Autorité Sachante », surtout pas « Haute Autorité Savante », avec tout ce que ce participe présent adjectivé peut signifier en matière d’infatuation, de suffisance et de morgue.

Il suffit de prêter attention aux propos de certains porte-parole de la HAS pour s’en convaincre. Le Professeur Philippe Evrard, neuropsychiatre, président du groupe de pilotage de la HAS/ANESM (Quotidien du médecin en date du 12/03/2012, rubrique « Questions d’expert »), après avoir déploré le retard de la France sur le plan quantitatif et s’être fait l’avocat de la pluridisciplinarité, répond en ces termes à cette question, dont je vous laisse apprécier le libellé : « Quelle doit être la posture des médecins vis-à-vis de ces troubles ? » : 

« Il faut prendre en considération les préférences ou les décisions des parents. Pour ce dernier point il faut entraîner une compétition minimale parce que, comme l’outil à la disposition des personnes autistes et de leurs familles est très insuffisant quantitativement en France, forcément les parents n’ont pas beaucoup l’occasion de contester la prise en charge quelle qu’elle soit, blanc ou noir, dans la mesure où ils sont totalement dépendants des possibilités qu’il y a autour d’eux » (nous soulignons). 

Le projet qui sous-tend de tels propos est on ne peut plus clair : il s’agit moins d’interdire dans la forme juridique de la loi  que de mettre en place un marché des traitements de l’autisme par la mise en concurrence des « approches » dont les parents, incités à les « contester », seraient in fine les arbitres. L’aveu est d’autant plus significatif que la justification de cette mise en concurrence est la pénurie des moyens désignée par l’euphémisme de l’« insuffisance quantitative ». On a là très exactement le même scénario que celui qui se dessine dans l’Education nationale : on enjoint aux enseignants de travailler avec moins de moyens et on organise en même temps un marché de l’école en encourageant les parents d’élèves à se comporter en clients mettant les écoles en concurrence les unes avec les autres pour le plus grand bien supposé des élèves, de telle sorte que, moyennant cette pression, on met les enseignants eux-mêmes en concurrence les uns avec les autres.

On fera sans doute valoir que la concurrence est parfois saine et qu’elle bénéficierait tant aux parents qu’à leurs enfants. « Que le meilleur gagne ! », peut-on souvent entendre. Mais il suffit de considérer selon quelles règles cette concurrence serait mise en place pour comprendre que les dés sont pipés et que certaines approches sont disqualifiées d’emblée. 

Répondant à une question du QM du 08/03/12 (« Certains psychiatres ne doivent-ils pas changer de paradigme vis-à-vis de pratiques décriées dans l’autisme comme la psychanalyse ? »), le Professeur Harousseau nous livre cette réflexion de « sachant »: 

« Cela fait plus de 30 ans que l’on propose ou que l’on impose des approches psychanalytiques sans que ces approches aient fait la preuve de leur efficacité. C’est absolument étonnant ! N’importe quelle intervention sur le corps humain est évaluée et on sait quand même dire si ça marche ou si ça ne marche pas, actuellement plus de 30 ans après on ne sait pas dire (si ces approches marchent ou non). Deux possibilités : ou on arrête ou on fait des essais cliniques. C’est aux psychiatres eux-mêmes de le dire. Les psychiatres doivent se remettre en question et doivent évaluer leurs approches sur des critères objectifs d’intégration de l’enfant dans la société (nous soulignons). »

Tout est dit en quelques mots. L’alternative énoncée : « ou on arrête, ou on fait des essais cliniques » n’est en réalité pas une alternative du tout.  Car comme on fait des essais cliniques dans le seul objectif d’évaluer selon un critère, celui de l’adaptabilité sociale, qui est par définition étranger aux approches psychanalytiques, comme on ne peut évaluer « objectivement » la dimension du désir inconscient et du relationnel, l’alternative « ou on arrête, ou on fait des essais cliniques » devient finalement une injonction brutale : « ou on arrête, ou on arrête » ! En d’autres termes, on demande à l’une des approches d’accepter de se laisser juger selon des critères taillés sur mesure par l’approche « concurrente ».

On a là le fin mot de l’affaire : on attend de la mise en concurrence organisée qu’elle valide par son verdict la condamnation prononcée à l’encontre des approches psychanalytiques, autrement dit on met en place un marché et on charge le marché de valider a posteriori par le jugement des parents promus clients la condamnation a priori des approches psychanalytiques. Dans un an le marché aura tranché et les pratiques psychanalytiques seront sanctionnées par la loi de l’offre et de la demande, la place sera enfin  libre pour un marché des soins de l’autisme dominé par l’« offre » comportementaliste et neurologique. On ne s’étonnera pas après cela de l’intérêt très vif porté à cette offre par le courant dominant en économie, celui-là même qui entend réduire chaque individu à un calculateur soucieux avant tout de « maximiser » son intérêt.

Il faut mettre un cran d’arrêt à cette frénésie évaluatrice qui procède d’une logique comptable proprement infernale visant à faire de chaque subjectivité une valeur à valoriser dans le jeu de la concurrence avec les autres. Cette logique a un nom qu’il ne faut pas hésiter à lui donner, elle n’est rien d’autre que la logique capitaliste, celle qui soumet chaque sujet à la loi du « encore-et-toujours plus » en le condamnant à rendre en permanence des comptes. Il faut affirmer haut et fort que nous ne nous résignerons jamais à subir cette logique normative et que nous refusons l’idée de l’humain qu’elle met en œuvre.

Il ne s’agit aucunement d’opposer une idée abstraite de l’homme comme « âme » ou « esprit » à l’individu-cerveau, il s’agit de porter une certaine idée de l’humain dans des pratiques fondé un travail relationnel, ce qui est tout autre chose. De ce point de vue, il faut dire, au-delà du cas particulier de la HAS qui n’est qu’un appareil de pouvoir totalement discrédité, que les seules règles acceptables ne sont pas celles qu’édicterait une instance qui s’érigerait en gardienne des bonnes pratiques, mais que ce sont celles que font vivre nos pratiques parce que ce sont celles qui s’élaborent dans et par ces pratiques.

C’est là la seule manière de redonner tout son sens à la belle idée d’émancipation : en dernière analyse, il n’y a que des pratiques d’émancipation qui puissent porter et faire vivre l’idée d’émancipation.

PIERRE DARDOT


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>Comment les centres psychiatriques rendent les gens… fous (Le Plus Nouvel Observateur)

Le collectif des 39 attire votre attention sur le témoignage publié sur le site du nouvel observateur, décrivant la déshumanisation de l’accueil d’un service d’urgences psychiatriques.

Valérie est assistante sociale. La souffrance des autres est son pain quotidien. Mais parfois, l'exercice de ses fonctions prend des allures d'immersion dans des mondes parallèles. Ce jour-là, elle accompagnait un usager en centre psychiatrique d'orientation et d'accueil.

 

La salle d'attente ressemble à l'idée que je me fais d'un cauchemar psychotique. Un vieillard déambule d'un pas pesant, un calepin à la main. Il se penche sur un écriteau et l'examine longuement, comme s'il admirait un chef d'œuvre de Leonardo : "L'utilisation du téléphone portable est interdite dans cette enceinte" peut-on y lire (LIRE LA SUITE…)

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>Quand la machine "judiciaire" prend le pas sur l'évaluation psychiatrique…

Une plaignante, Danielle S, a fait valoir auprès du Conseil constitutionnel que ses droits de liberté (téléphoner, recevoir du courrier, refuser un traitement) au vu de la loi du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation, ces droits n’ont pas été respectés.

« Les sages » saisis par le Conseil d’Etat ont décidé la suppression de l’article L.337 inscrit au Code de la Santé Publique selon lequel :

– « Dans les trois jours précédant l'expiration des quinze premiers jours de l'hospitalisation, le malade est examiné par un psychiatre de l'établissement d'accueil.

– « Ce dernier établit un certificat médical circonstancié précisant notamment la nature et l'évolution des troubles et indiquant clairement si les conditions de l'hospitalisation sont ou non toujours réunies. Au vu de ce certificat, l'hospitalisation peut être maintenue pour une durée maximale d'un mois.

– « Au-delà de cette durée, l'hospitalisation peut être maintenue pour des périodes maximales d'un mois, renouvelables selon les mêmes modalités.

– « Le certificat médical est adressé aux autorités visées au deuxième alinéa de l'article L. 338 ainsi qu'à la commission mentionnée à l'article L. 332-3 et selon les modalités prévues à ce même alinéa.

– « Faute de production du certificat susvisé, la levée de l'hospitalisation est acquise » – A partir du 1er août 2011, les malades mentaux hospitalisés à la demande d’un tiers (HSDT) feront l’objet au terme du quinzième jour d’hospitalisation non plus du seul certificat médical circonstancié qui affirme ou infirme la nécessité de poursuivre ce mode d’hospitalisation sous contrainte parce que leurs troubles ne leur permettent pas d’accepter les soins, mais ce sera au juge d’en décider. La réforme annoncée de la loi de 1990 en attente d’examen par les parlementaires (évènements tragiques de Pau, Grenoble) devront d’ici là choisir soit un JLD (juge de la liberté et de la détention) ou une juridiction ad hoc qui fera le contrôle de l’HSDT.

Aujourd’hui, ce même contrôle est appliqué pour les gardes à vue et la rétention des étrangers. Il ne manquait que les personnes hospitalisées sans leur consentement. L’avocate Corinne Vaillant a donné comme argument de défense de la plaignante que le simple fait de demander un stylo pour écrire à un juge était parfois considéré comme un motif suffisant pour prolonger l’internement.

D’abord le mot « internement » fait référence à la psychiatrie asilaire d’avant François Tosquelles précurseur de la psychiatrie institutionnelle. Ensuite, j’essaie d’imaginer le contexte où le patient qui est ou n’est pas conscient de ses troubles et au vu de ses droits qui lui ont été énoncés à son admission demande un stylo pour écrire à l’autorité judiciaire. Les soignants (médecins, infirmiers) sont habilités à faire la différence entre le délire procédurier de la personne paranoïaque et le discours névrotique de celui qui demande une écoute disponible et bienveillante.

Dans les deux cas, un entretien s’ensuit. La tournure judiciaire de ceci m’inquiète car ce qui pourrait être perçu comme étant un signal clinique sur le chemin de la guérison par une prise de conscience des troubles ou l’acceptation du traitement est disqualifié par le simple fait que nous répondrons au malade : « C’est le juge qui décidera si vous continuer le traitement ou si vous sortez demain » car c’est de cela qu’il va s’agir plus que la demande du coup de fil à passer ou du courrier à envoyer en toute urgence.

Nous savons par expérience que « l'alliance thérapeutique » est difficile à mettre en place avec une personne qui n’en a pas fait la demande parce que déni des troubles. La CDHP (commission des hospitalisations psychiatriques) a vocation consultative pour ce mode d’hospitalisation sous contrainte. A-t-elle appliqué ses missions ? Est-ce que cette affaire n’est pas un prétexte d’un amenuisement du pouvoir médical transférer au ministère de la justice comme pour l’intérieur ?

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