> L'enseignement de la Folie

INTERVENTION POUR L’AMPI – MARSEILLE 2013

L’enseignement de la Folie

J’ai repris à dessein ce titre d’un livre de François Tosquelles qui constitue à lui seul tout un programme ! J’essaierai d’entrecroiser formation et transmission qui me paraissent indissociables : que serait une formation qui viserait un standard d’une bonne forme plus ou moins idéalisée de la doxa ?
Lacan soutenait dans un des aphorismes radoté depuis par ses fidèles : « il n’y a de formation de l’analyste que de formations de l’inconscient ». Pourrions-nous l’interpréter librement dans le sens d’une formation qui permettrait l’accueil du désir inconscient, ou pour le dire comme M. Litlle et Winnicott un rapport moins phobique, moins paranoïde à l’inconscient ?
Il est loin d’être évident, par ces temps qui rampent, de soutenir un tel axe de travail, alors que notre époque veut réduire la folie à un handicap psychique de causalité forcément biologique, et qu’il s’agirait si on suivait cette pente d’en finir avec la folie comme condition tragique de l’humain.
D’en finir ainsi avec une conception de l’humain inscrit dans l’histoire et sujet du Politique, en proie également au désir inconscient. Cette double aliénation est le ressort même de la PI, double articulation qui suppose d’être repensée à la mesure des nouveaux enjeux auxquels nous sommes confrontés. Comme je l’avançais ici même l’année dernière, il me parait hors de question de célébrer une histoire sainte commencée à St Alban dont Tosquelles et Oury seraient en quelque sorte les prophètes, ou pire les icones. Une telle perspective envisagerait la transmission et donc la formation dans une perspective fétichisée, religieuse qui arrêterait le mouvement de la pensée : un arrêt sur image a contrario de la logique qu’il s’agirait de promouvoir.

Ce qu’il s’agit de transmettre c’est le geste fondateur, l’énergie créatrice d’une nouvelle forme, d’une métamorphose, qui crée de fait un nouveau paradigme.

Après-coup nous pourrons dire qu’il y a eu fondation, ce qui ne signifie aucunement que Tosquelles savait consciemment qu’il fondait un mouvement théorico pratique qui allait être déterminant pour la psychiatrie française. Et pour en avoir discuté avec lui lors des brèves rencontres que j’ai pu avoir à St Alban, il récusait totalement l’idée d’un label ou d’une appropriation de l’origine. Ce qui le préoccupait avant tout c’était l’idée de révolution permanente à poursuivre, qu’il puisait bien sûr dans le POUM, et qu’il tentait de transmettre à ceux qui venaient lui demander un modèle.
Ce n’était pas mon cas puisque je venais du trotskysme et de l’antipsychiatrie, et qu’il eut l’intelligence d’accueillir avec une grande générosité ce que je découvrais naïvement sur le terrain avec quelques copains, je dirais même quelques complices, engagés dans la subversion de l’ordre asilaire. Au lieu de récuser la nouveauté de ce que j’avançais, alors qu’à cette époque la plupart de ses disciples avaient la conviction assez irritante que la PI ne pouvait exister en dehors de l’hôpital, lui pouvait accueillir un renouveau de la méthode. Au-delà des formes et des opérateurs concrets tributaires des conditions sociohistoriques, il avait pigé en bon marxiste que la praxis devait nécessairement tenir compte du contexte pour viser non une adaptation, mais une transformation possible de la réalité psychiatrique.

Mais pourtant je venais de loin, et je vais me permettre un petit détour pour en quelque sorte imager un itinéraire de formation qui n’a rien d’exemplaire, commencé en 1975 à l’HP où j’arrivais avec une formation militante, et le livre de Maud Mannoni « Le fou, son psychiatre et la psychanalyse » en guise de talisman. Quand j’ai démarré en psychiatrie nourri des lectures des années 60 et du militantisme de mai 68, il ne faisait guère de doute que nous allions réussir à détruire l’Asile ; la seule question qui nous partageait à l’époque étant celle de la psychanalyse : certains s’y engageant passionnément et j’en faisais partie, d’autres la récusant en remettant au gout du jour la vieille critique stalinienne des années 50 considérant la psychanalyse comme « un faux contre-révolutionnaire » (cf le numéro de la Nouvelle Critique en 1949 où le PCF demanda à ses psychiatres de désavouer la psychanalyse : et ils obtempérèrent même si plusieurs, après avoir quitté le PC devinrent ensuite des dirigeants d’associations analytiques)…
Récemment André Bitton, dirigeant d’un collectif de patients à l’origine de la chute de la loi d’internement (le CRPA) me rappelait l’importance de ce moment post 68 où fleurissaient de nombreux collectifs qui surenchérissaient dans la radicalité : GIA, AERLIP (élèves infirmiers psy), Réseau Alternative à la Psychiatrie etc…
Je rajouterai mon propre militantisme dans le Collectif Garde-Fous, animé entre autres par celui qui devint mon analyste, Jacques Hassoun, et par nombre d’analystes pour la plupart très loin aujourd’hui d’un tel engagement, engagés même pour certains dans la défense de l’Ordre Symbolique contre le mariage gay aux cotés des catho.
Ceci pour témoigner d’une époque où il paraissait nécessaire de penser notre monde avec la psychanalyse, mais aussi dans un registre politique puisé avec beaucoup de liberté dans le marxisme et une posture libertaire.

Bien sur il y eut beaucoup de bêtises proférées et d’illusions ravageuses dans cette mouvance, une certaine idéalisation/esthétisation de la folie, et également l’idée d’en finir avec l’hospitalisation que le néolibéralisme nous a repris avec perversité.
J’expliquerai plus tard comment je m’en suis dégagé irrémédiablement sous l’impact de la clinique et de la réalité institutionnelle. Ce qui m’aura permis de comprendre avec un certain retard la justesse cruelle de Oury lorsqu’il évoque les « régénérés de 68 » qui confondant aliénation sociale et psychopathologique embarquèrent les patients dans des aventures aberrantes et périlleuses. Mais ce fut aussi un moment d’effervescence qui permit à une génération de psy de se former et pour certains d’initier une pratique vivante et désirante : la seule façon de traverser les illusions, et à certaines conditions-en premier lieu l’inscription dans une transmission réinventée-de se forger une boite à outils métapsychologique. La seule possibilité me semble-t-il de frayer son propre chemin et de se former au gré des rencontres transférentielles, et de l’entame quelquefois blessante qu’elles effectuent. J’évoquerai plus tard une des rencontres qui me fit basculer, mais j’aimerais d’abord vous raconter comment je crus avoir inventé le club thérapeutique. J’ai eu l’intuition de cette nécessité dès mon début d’internat alors que j’effectuais une consultation dans la campagne profonde : j’avais remarqué que mes patients venaient passer l’après-midi dans ce couloir d’une mairie pourtant assez sinistre où je consultais. Il se produisait manifestement des rencontres et des processus de socialisation ; ce qui me donna l’intuition dès que j’en eus la possibilité de créer un tel lieu de rencontre et d’entraide mutuelle. Nous écrivîmes les statuts avec les patients et ce fut le début d’une histoire qui se poursuit toujours au Centre Antonin Artaud avec le club le Grillon.
C’est avec beaucoup d’étonnement que je découvris peu après l’invention du premier club thérapeutique par Tosquelles à St Alban en 1943 : avais-je retrouvé par nécessité objective cette forme instituante, ou pouvait-on parler au sens freudien de cryptomnésie ?
Je cite Claude Rabant dans le chapitre consacré à ce terme dans « Inventer le Réel» : « Crytomnésie désigne en effet ce phénomène qui, en de si nombreux cas, peut être conjecturé derrière une apparente originalité : le fait que des paroles oubliées servent de matrice ou de noyau à une « idée originale », paroles prononcées par d’autres que celui en qui l’idée semble surgir du néant. L’idée originale révèle alors son origine étrangère et l’originalité son caractère de semblant : l’idée nait du dehors, disséminée dans des mots de hasard, dans des fragments objectifs prononcés par des locuteurs qui ne savent pas le sens de ce qu’ils disent, avant de pouvoir se rassembler dans l’énonciation d’un sujet qui parait alors avoir fait une découverte originale. Cryptomnésie : la mémoire est cachée. ».
Ce concept de crypte que Torok et Abraham ont exploré plus tard de façon fort différente dans leur œuvre se trouve donc bien chez Freud dans plusieurs occurrences : en particulier « les cinq leçons sur la psychanalyse » et « l’autoprésentation ». Et je le trouve passionnant pour nos enjeux de transmission et formation, dans la mesure où l’origine se trouve sans cesse relancée en amont : une sorte d’antidote à l’imaginaire de la fondation dans l’autoréférence.

J’ai donc avec quelques complices cru réinventer le club qui ne cesse depuis d’irriguer le travail de tout le service. Et c’est en l’animant pendant 10 ans que je me suis formé à la thérapie des psychoses, que j’ai appris en la créant la strate d’hospitalité inconditionnelle qu’il s’agit de construire comme préalable au transfert. Mais aussi que j’ai pu expérimenter le partage de la vie quotidienne avec des patients qui de façon étonnante se trouvaient comme métamorphosés pendant le temps et l’espace du Club. Et qui pour certains m’ont mis en place de thérapeute alors que j’étais encore pris dans une idéalisation de la psychanalyse pure en cabinet clivée du travail institutionnel envisagé sous le seul angle politique.
L’enseignement universitaire déjà bien misérable à cette époque ne me fut d’aucune aide, alors que l’analyse personnelle m’aura permis d’accueillir ce à quoi je n’étais pas préparé : le tout autre, de dépasser l’effroi et l’incompréhension d’une telle tuche. Mais ce fut l’expérience du transfert psychotique dans l’institution, et son élaboration dans l’interlocution avec d’autres qui constitua mon principal espace de formation.
Longtemps après ces débuts, j’ai lu Enfance Aliénée pour un séminaire de la Criée sur la transmission, livre qui reprend les actes d’un colloque demandé par Lacan à Maud Mannoni. Celle-ci invitant d’ailleurs les représentants de l’antipsychiatrie anglaise en 1967 (Laing et Cooper), autrement dit 1 an avant mai 68. Ce qui m’a stupéfié à la lecture/relecture de ce recueil, c’est l’implication politique radicale de la plupart de ces grands analystes : Oury bien sur, Maud Mannoni, Anne Lise Stern et bien d’autres qui misaient sur la psychanalyse pour subvertir l’ordre social. Leur discours parait à des années lumières de celui qui se tient habituellement aujourd’hui en misant sur une subversion opérée par une psychanalyse qui se dégagerait de tout carcan institutionnel : Lacan représentant cette mise emblématique pour toute cette génération.
Revenir ainsi sur une histoire somme toute récente (46 ans), c’est remarquer en premier lieu le refoulement actif du Politique qui s’est effectué chez les analystes et les psychiatres s’appuyant sur la psychanalyse. Sans doute y a-t-il eu trop d’espoir mis dans l’analyse qui serait venue en lieu et place d’une pensée du politique ? A force de parler de la subversion freudienne et lacanienne on en serait venu à prendre l’analyse pour ce qu’elle n’est pas : une pensée critique de transformation sociale…
D’où la déception rencontrée dans les institutions où le discours analytique fut perçu au mieux comme un supplément d’âme ou de brillance pour ceux qui s’en prétendaient les concessionnaires ; un moyen aussi de promotion sociale pour quelques-uns qui crurent ainsi accéder à une certaine « distinction » au sens retenu par Bourdieu. En 75 le « parler Lacan » fonctionnait comme un schibboleth quelque peu agaçant cependant que les disciples ressassaient quelques aphorismes lacaniens bien sentis dans les salles de gardes et les services hospitaliers. Une telle manière de prendre les choses, d’appréhender la réalité politique glissa sur les institutions comme l’eau sur les plumes d’un canard. Cela donna tout au plus l’illusion d’une hégémonie de la psychanalyse, alors qu’il ne s’agissait la plupart du temps que d’un discours de façade ou de vitrine. Ce que nous payons très cher aujourd’hui alors que les lobbies de parents d’autistes et de zoopsychiatres, car c’est ainsi que je nomme les tenants d’une psychiatrie animalière, se déchainent en mettant en avant cette prétendue hégémonie qui aurait interdit toute recherche sur l’autisme et la psychose. Et de demander et même d’obtenir l’interdiction de la psychanalyse et de la PI par la HAS l’année dernière, pour en arriver aujourd’hui au plan autisme et aux déclarations menaçantes d’une ministre de la république Marie Arlette Carlotti, déclarant à la presse : « En ouvrant ce dossier, j’ai trouvé une situation conflictuelle, un climat tendu », déclare-t-elle. « Je n’en veux plus. En France depuis quarante ans, l’approche psychanalytique est partout, et aujourd’hui elle concentre tous les moyens. Il est temps de laisser la place à d’autres méthodes pour une raison simple : ce sont celles qui marchent, et qui sont recommandées par la Haute Autorité de santé. »
« Que les choses soient claires », ajoute-t-elle en forme d’avertissement, « n’auront les moyens pour agir que les établissements qui travailleront dans le sens où nous leur demanderons de travailler ».
C’est ce discours agressif qui nous a alertés immédiatement : Pierre Delion et les 39 en particulier, puis peu à peu, mais lentement une partie des professionnels s’est mise en mouvement.
Il est important de faire le point à partir de cette actualité politico-clinique( ce que nous vous proposerons tout à l’heure dans le forum des 39) et de remarquer que nous_ je veux dire le Collectif des 39_ avons réussi à réunir avec les CEMEA 1000 personnes dans un meeting tenu à l’issue des Assises citoyennes pour l’hospitalité en psychiatrie et dans le médicosocial les 31 mai et 1° juin à Villejuif, à rassembler également la quasi-totalité des associations analytiques de France pour aboutir à un résultat quelque peu mitigé. 6800 signatures à une pétition ce n’est pas rien, mais c’est beaucoup trop peu par rapport aux enjeux d’un tel discours qui promeut ouvertement l’idée d’une interdiction de la psychanalyse dans sa pratique comme dans son enseignement, tant à l’université que dans la formation continue.
Et je vous invite à signer et diffuser cet appel dont j’ai apporté 200 exemplaires.
Tout se passe comme si nous traversions une période d’abattement politique : certains responsables d’associations disant ouvertement que la psychiatrie est foutue comme aux USA et qu’il vaut mieux pour les analystes composer avec cette réalité.

Réalpolitique ou renoncement ? Il me semble que le renoncement au nom du réalisme produit une posture désabusée et cynique, bien dans l’air du temps. Que dire de cette posture qui ne fait qu’amplifier le malaise dans la culture sinon qu’elle mélancolise les meilleurs et qu’elle autorise les autres à l’imposture ou à la fuite ?
Car c’est à une fuite massive que nous avons assisté, sans doute explicable aussi par la rudesse des résistances au changement dans les institutions et la dureté du combat politique nécessaire. Par une résistance aussi bien sur du Réel dans la clinique, car le miracle annoncé n’a pas eu lieu, même si Freud et Lacan nous en avaient prévenu l’un et l’autre, chacun à leur manière.
Il y a certes un efficace de la méthode analytique et surtout une éthique, un respect de la dignité de la parole de tout sujet fut-il le plus fou. Mais cet efficace ne signifie en aucune manière suppression des symptômes et accès progressif au bonheur. Ce qu’il s’agirait de viser ce serait « la guérison psychanalytique » dont parle Nathalie Zaltzman en visant le remaniement interne du sujet dans son rapport à l’inconscient, ou pour le dire comme Winnicott et Margaret Little un rapport moins paranoïde ou phobique à l’inconscient, une capacité pour l’analysant à mener une vie vivante. Toutes ces propositions mériteraient d’être discutées à la lumière de la clinique de chacun, des améliorations obtenues mais aussi des échecs. Il arrive malheureusement que la pulsion de mort soit plus forte que les pulsions de vie, et que nous soyons impuissants à endiguer les processus de dévitalisation, sans parler des suicides. Je ne peux m’empêcher de repenser à un collègue parmi les meilleurs concluant son propos d’ouverture à un colloque sur la créativité par un lapsus assez terrible : « ce travail n’aurait pas été possible sans le cimetière » ; lapsus qu’il analysa à haute voix pour sortir de la sidération : « cimetière » était venu à la place de « séminaire » et « la part maudite », les échecs douloureux avaient fait valoir leurs droits. Effectivement il nous faut bien admettre cette part qui est bien plus qu’une limite, mais qui représentait l’adversaire, ou plutôt l’adversité. D’où l’impression souvent d’une bagarre, d’un corps à corps quelquefois violent dans les institutions, bien au-delà des enjeux souvent dérisoires qui semblent les déclencher.
Comment travailler contre/tout contre cette pulsion de mort que nous penserons au-delà de la pulsion de destruction comme anéantissement et silenciation ? Cette pulsion que Freud pose comme une supposition indispensable pour sa métapsychologie, et dont ne pouvons constater que les effets indirects, lorsqu’elle vient s’intriquer aux pulsions de vie et qu’elle engendre de la destructivité, des somatisations graves, mais aussi des silenciations dans les généalogies des patients en particulier border line et psychotiques.
Comment également penser cette intime intrication entre cette pulsion de mort et les forces politiques qui poussent au formatage et veulent nous réduire au silence ?
Autant de questions que je ne peux que laisser ouvertes, et qui constituent la toile de fond de la situation difficile que nous connaissons dans les institutions, dans toutes les institutions d’ailleurs, bien au-delà de la psychiatrie.
D’où l’importance d’un rassemblement pour analyser et combattre cette évolution qui semble programmée depuis plus de 25 ans. Comme si le processus enclenché à St Alban pendant la guerre, relancé par le mouvement désaliéniste et la PI, et qui avait abouti dans les années 80 à la légalisation du Secteur à la suite d’un long travail dans les institutions s’était perdu dans les sables. Voire même qu’une sorte de retournement se soit alors produit sans que la plupart n’y prennent gardent ou ne veuillent y croire. Ce retournement politique m’a surpris alors que je découvrais dès 1980 la réalité d’une pratique de l’institutionnel, animé à l’époque par les idéaux de l’antipsychiatrie, ce dont j’ai parlé précédemment, mais c’est la découverte du transfert psychotique là où je ne l’attendais pas qui m’a déconcerté et déplacé, et qui a levé cette idéalisation et ce clivage.

Je voudrais évoquer une fois de plus ce patient psychotique chronique, mon premier maitre en psychiatrie, que je croyais avoir libéré de ses chaines asilaires en le faisant sortir en appartement thérapeutique, et qui pourtant ne cessait de me demander le retour dans son « « paradis perdu », puisque c’est ainsi qu’il appelait l’HP à mon grand désarroi. Il fallut qu’il insiste vraiment beaucoup et que son état s’aggrave fortement pour que j’accepte de le réhospitaliser pour un temps nécessaire. Le chèque d’1 million de dollars qu’il me donna alors, je ne cesse de l’encaisser psychiquement depuis. J’eus d’abord une impression de sidération, que je traversais en m’écartant lentement mais irrémédiablement de l’idéologie du rejet destructeur de l’hospitalisation, comme de la conviction de l’absence de transfert analytique en dehors du cabinet du psychanalyste. Je rappelle que ces idées étaient alors dominantes et peut-être le sont-elles toujours aujourd’hui, quand bien même nous sommes moins nombreux à nous soucier du transfert dans nos pratiques. Mais la Résistance de la psychanalyse à son propre déploiement persiste bien sûr comme l’avait finement analysé Derrida dans son livre Résistances de la Psychanalyse.
En tout cas cette perte, cette castration symbolique pour appeler les choses par leur nom, provoqua ce gain très particulier de me mettre au travail en m’inscrivant peu ou prou dans le mouvement de PI.
Point besoin d’être analyste pour constater ce premier paradoxe fondateur d’une sorte de discours de la méthode qu’il nous faudrait garder comme principe directeur. La psychose, ou plutôt le psychotique peut, à certaines conditions, être à la source de l’invention et de la création. Cela vaut pour le délire qui n’est rien d’autre pour suivre le frayage freudien qu’une tentative de guérison. Que cette tentative puisse rater et amener le sujet en question à devoir chercher de l’aide est une autre question …
Ce qui me permet de revenir à cet « enseignement de la folie » dont j’ai repris l’intitulé comme un mot d’ordre. Soutenir cette proposition constitue un enjeu clinique, celui de se tenir au transfert, mais également un enjeu politique crucial, qui devrait nous dégager de la conception de la folie comme handicap et déficit, y compris déficit d’un signifiant des noms du père !
C’est d’ailleurs en cela que j’ai d’une certaine manière poursuivi et remanié les idéaux de l’antipsychiatrie. A condition de se sortir de la pente idéalisante et esthétisante de la folie, ce mouvement comme le surréalisme précédemment, avait fait valoir la vérité dont vient témoigner le psychotique à condition qu’il puisse trouver un lieu d’adresse ou-autre possibilité non contradictoire- qu’il puisse faire œuvre de son délire. Encore faut-il pouvoir l’aider à déchiffrer ce qui ne peut se dire et vient se montrer sur le mode d’une « définition ostensive ». Et je reprends là le concept que Françoise Davoine a fait dériver de la logique de Wittgenstein, pour construire une clinique dynamique du transfert psychotique. Il me parait important de souligner la différence radicale de positionnement que Françoise Davoine, comme tous les thérapeutes de psychotiques, chacun à sa manière, fait opérer par rapport à une clinique psychiatrique qui resterait fondée sur l’objectivation du patient et de ses symptômes, comme dans les présentations de malades. Il est clair qu’une telle posture hors-transfert ne peut produire qu’une théorie édifiante qu’il s’agirait ensuite d’appliquer. Ce qui bien sûr s’avère impossible et provoque inévitablement de la déception. C’est tout l’enjeu d’une fétichisation de la « structure » qui en vient à récuser les progrès de la clinique. Comment ne pas entendre la critique itérative à chaque fois qu’un psychotique s’en sort, et que nous transmettons la réussite d’une psychothérapie ? A chaque fois il se trouvera quelqu’un pour objecter que le patient ne devait pas être psychotique au départ et qu’il s’agissait d’une erreur diagnostique…
Il faudrait en quelque sorte que la clinique vérifie la théorie, alors que nous aurions à produire au contraire une théorisation à partir de l’expérience clinique et institutionnelle, expérience du transfert que l’on ne peut penser qu’en la traversant : c’est ce mouvement que je qualifierai d’itinéraire de formation.
Nécessairement nous allons nous heurter à toutes les vérités préétablies, et en premier lieu les nôtres, bien entendu ! Quelle surprise quand j’ai pu constater que des patients psychotiques pouvaient à certaines conditions transférentielles être supports de transfert pour d’autres patients ?
Ou arriver à nouer des relations amoureuses et à engendrer sans pour autant se mettre à délirer ?
Ce qui rencontre pourtant leurs zones de fragilité et les met à l’épreuve, un peu plus que les névrosés sans doute, sans pour autant rencontrer la fixité systématique d’une impossibilité de structure. Cela suppose de soutenir dans le Collectif et dans chaque thérapie la fonction phorique pour reprendre le concept que Pierre Delion a proposé comme équivalent au holding winnicottien. Encore faut-il imaginer une première strate d’hospitalité inconditionnelle, une bejahung, qui ouvre un espace de possibilisation du transfert. Et que cet espace que je mets en rapport avec la « fabrique du pré » dont parle Oury dans Création et Schizophrénie soit un lieu dont la vivance soit sans cesse relancée.
Il est sensible dans le travail que nous faisons d’avoir la sensation de pratiquer de façon répétitive une véritable réanimation du Collectif. D’où l’épuisement parfois éprouvé puisque nous luttons contre les forces de mort et de silenciation que j’ai évoquées précédemment.
Des forces qu’on aurait tort d’attribuer seulement à la psychose des patients projetant sur les soignants leurs pulsions et affects destructeurs. Ce bombardement est indéniable mais la vraie difficulté consiste à supporter et à traverser les forces d’anéantissement intrinsèques à tout Collectif.
Depuis que la PI existe, elle a pris acte de ces phénomènes et inventé des outils et des opérateurs concrets : groupes, réunions, travail de constellation, et surtout clubs thérapeutiques : autant d’espaces partagés où chacun se trouve invité à construire la vie quotidienne.

C’est ainsi que depuis 33 ans nous avons créé un Club fondé d’ailleurs avec ce patient dont j’ai parlé et qui continue à accompagner nos initiatives à la mesure de ses possibilités vieillissantes. Le Club est le fil conducteur et l’un des supports essentiels du service, d’abord dans l’ambulatoire, à une époque où la situation était verrouillée dans l’hôpital, puis peu à peu dans chacun des lieux d’accueil avec création d’un club fédérant les 5 clubs du service, la création d’un GEM articulé étroitement au club etc…
Nous touchons là un des points cruciaux de mon propos, car le simple acte d’articuler étroitement le GEM et les clubs constitue une transgression par rapport aux clivages administratifs en vigueur : les GEM reprennent le signifiant fondateur du club : « l’entraide mutuelle » mais ne doivent pas s’articuler à la fonction soignante. Ce qui est une absurdité ! C’est l’exemple même de la fragmentation d’espaces du néolibéralisme, de même que l’éclatement entre le soin et le médicosocial etc…
Si nous obéissions à de tels commandements nous renforcerions le clivage et l’éclatement schizophrénique : tout le contraire du travail incessant de rassemblement que notre expérience nous enseigne pour prendre soin du psychotique !
Sans doute faut-il que je vous parle pour conclure du climat, de l’ambiance subversive qui s’est créé depuis 5 ans. Il faut bien reconnaitre notre dette à Sarkozy qui a provoqué un sursaut, et un questionnement des patients à notre égard dans ces espaces partagés : clubs et surtout l’AG mensuelle du centre Artaud où nous construisons ensemble l’espace institutionnel. Un lieu où les patients peuvent mettre à l’épreuve la fiabilité de soignants à prendre réellement en compte leur parole, à mettre en acte leur dire et à ne pas « se payer de mots ». Le fait de ne pas se dérober, et même de s’offrir à la discussion, malgré quelquefois l’envahissement du délire de chacun, nous a permis d’accueillir une demande que je n’aurais probablement pas pu supporter auparavant. Les patients ont demandé à venir aux mobilisations des 39, aux meetings où ils ont pris la parole. Quelquefois de façon brillante, mais toujours de façon sensible émouvante et courageuse. Vous savez que dans ce mouvement ils en sont venus pour quelques-uns à créer une association indépendante « HUMAPSY » qui se réunit régulièrement, est invitée à faire des conférences dans IRTS, des facs de psycho, autrement dit dans une position de formateurs pour des soignants etc… Vous pourrez trouver leur blog sur internet. Ils défendent leur point de vue, et très logiquement la PI et la psychanalyse puisqu’ils en ont fait l’expérience et sont nos meilleurs ambassadeurs auprès des autres soignants, et des collectifs de patients qui étaient jusqu’alors résolument hostiles à la psychiatrie et à la psychanalyse. Nous sommes au contraire maintenant dans un rassemblement inédit lors des auditions à l’Assemblée nationale et au Sénat…
Cette émergence me parait bien sûr tributaire du transfert, des transferts multiples, mais aussi des franchissements de frontières qui jusqu’alors paraissaient infranchissables. Je n’en prône pas pour autant l’abolition des frontières mais bien plutôt la posture revendiquée de se situer à la frontière comme passeurs et contrebandiers. Dans le contexte de plus en plus difficile que nous connaissons d’hypercontrôle et de certification, d’aliénation massive aux protocoles qui sévissent de partout, je remarque que notre travail n’a jamais été aussi vivant. Cela ne signifie aucunement la trouvaille mensongère d’une harmonie, mais l’efficace de la méthode et de la confiance dans le transfert pour surmonter les moments de crise inévitables, les passages à l’acte que nous tentons d’accueillir pour qu’ils deviennent des acting out.

Je suis persuadé que cette méthode clinique et cette éthique s’effondreraient rapidement sans cette posture militante qui a construit la psychiatrie depuis la 2° guerre mondiale.
Encore s’agit-il de la transmettre, et de former dans et par le transfert les jeunes qui arrivent et se risquent à la rencontre. Cela suppose une volonté, une construction de dispositifs de formation, par exemple les stages que nous avons développé, mais en premier lieu un dessaisissement pour laisser la possibilité d’une réappropriation qui pourra en passer par des moments d’opposition créative qu’il s’agira d’accueillir et de dialectiser.
Comment transmettre autrement cet enseignement de la folie ?

Patrick Chemla
Marseille le 11 octobre 2013

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