Raskolnikov : le temps de l’insomnie
La réalité en tant que telle n’a pas de prise sur le héros tragique dostoïevskien. Ce qui compte toujours c’est l’interprétation, le sens, que lui donne le héros – interprétation et sens souvent très contaminés par l’état émotionnel qui est le sien à ce moment-là. Même la biographie du personnage, pourtant parfois déterminante (comme, par exemple, dans les Frères Karamazov) ne renvoie jamais à une temporalité ni ne donne les causes du drame vécu. Ces causes sont toujours le combat pour affirmer une pensée en dehors de toute garantie divine. De ce point de vue, le combat engagé tranche avec tout ce qui existait avant et, comme c’est un combat inédit, rien ne permet de prévoir la suite. Le héros tragique dostoïevskien ne connaît pas le temps linéaire ; il ne se réfère pas à un avant et il ne connaît pas non plus un déroulement. Il est en permanence insomniaque, suspendu à l’instant qu’il traverse, en permanence en crise avec tout, en conflit. C’est certainement pour cela que l’on lit toujours Dostoïevski comme un roman policier : une crise appelle et implique un dénouement, une solution. Seulement, voilà, ici la crise est la figure singulière de la bataille que mène chaque homme pour exister dans un monde abandonné par Dieu. Figure singulière de cette bataille maintenant incontournable, chaque héros tragique dostoïevskien, coupé du temps et immobilisé dans sa manière de vivre son combat pour changer le cadre de pensée existant, devient le personnage d’un mythe dans l’Olympe de la modernité. Ce qu’on appelle, d’ailleurs, le personnage dostoïevskien.
Entre le moment où Dostoïevski propose le projet de Crime et châtiment à l’éditeur et celui où il arrête la conception du livre il y aura deux versions du manuscrit. Sa lettre de proposition, écrite après deux mois de travail, présente un déroulement de l’intrigue qui, grosso modo, se retrouve dans la rédaction définitive. Le personnage principal est décrit comme un jeune homme qui s’est laissé gagné «par certaines idées bizarres et encore embryonnaires qui sont aujourd’hui ‘dans l’air’ ». Le crime a des raisons altruistes, « faire le bonheur de sa mère » et « délivrer sa sœur », et il a sa légitimité réclamée – « si seulement on peut appeler crime la suppression d’une vieille qui est sourde, bête, méchante et malade, qui ne sait pas elle-même pourquoi elle est sur terre et qui de toute façon mourrait sans doute d’elle-même le mois suivant ». (Lettre envoyée par Dostoïevski à M.A. Katkov, éditeur, en septembre 1865. Citée par Georges Nivat dans la préface à Crime et châtiment, FOLIO, 1991)
Dostoïevski a trouvé rapidement le nom du personnage. Il vient de celui des Vieux-Croyants qui se séparèrent de l’Eglise officielle au milieu du XVIIème. Vieux-Croyants en russe se dit raskolniki, c’est-à-dire schismatiques.
Plusieurs niveaux sont donc condensés dans le nom Raskolnikov. D’abord, il s’agit d’une séparation. Puis, d’une séparation d’avec l’Eglise – ce qui est important pour un personnage qui va essayer de penser hors du cadre religieux, sans référence à Dieu. Finalement, l’idée de schisme, de division, cohérente avec la situation du personnage divisé qu’il est entre deux cadres de pensée.
Selon Joseph Franck, biographe de Dostoïevski, «le véritable acte de naissance de Crime et châtiment remonte au mois de novembre 1865, date à laquelle Dostoïevski renonce à faire parler le narrateur à la première personne ». Il relève que ce choix formel vient couronner de longs efforts, dont on repère les traces tout au long des premières étapes de la composition du roman. Je pense que ce choix n’est pas seulement formel : un narrateur à la première personne est contraint à parler dans l’après-coup des événements, ce qui atténue considérablement les possibilités pour qu’il s’étonne et se surprenne lui-même. En effet, il semble improbable qu’on puisse rendre compte d’un processus de subjectivation de l’inédit au moment même de sa rencontre. Puis, la narration à la première personne, doit nécessairement toujours proposer une construction ; or, ce qui intéresse Dostoïevski, surtout, c’est de pouvoir présenter simultanément plusieurs niveaux de conscience du personnage, plusieurs états affectifs – qui sont souvent contradictoires, voire antinomiques. La coexistence de cette pluralité de niveaux d’affects et de compréhension est fondamentale pour transmettre les difficultés, les impasses et les solutions rencontrées par le personnage pour passer (ou pas) d’un cadre de pensée à un autre. (Cf. Joseph Franck,DOSTOÏEVSKI, les années miraculeuses (1865-1871), SOLIN, ACTES SUD, 1998, Paris, page 148. Et Joseph Franck, DOSTOEVSKY, cinq volumes au PRINCETON UNIVERSITY PRESS.)
Je disais que Raskolnikov inaugure la série des héros dostoïevskiens qui sont les seuls responsables de leur destin devant leur conscience et, plus précisément, devant leur Surmoi. Surmoi qui, invariablement, représente le cadre de pensée que le héros conteste, dont il veut se séparer. Dans ce sens, Raskolnikov est très différent de l’homme du sous-sol, capable d’un grand mépris pour soi même, et qui mène une guerre stérile contre un Surmoi persécuteur dans un paysage où il n’y a personne. Je cite l’homme du sous-sol : « Tu n’est qu’un lâche ! résonna quelque chose dans ma tête, si tu as le courage d’en rire à présent. – Tant pis ! criai-je en réponse à moi-même. Maintenant tout est perdu !» (Notes du sous-sol, POL, Paris, 1993. Dans la traduction de J.W. Bienstock revue par Hélène Henry).
La narration de Crime et châtiment commence avec Raskolnikov en train de sortir de chez lui pour visiter la vieille usurière. Le Surmoi se manifeste ici sous la forme de l’injonction : il doit faire cela. Plus précisément, l’injonction découle d’une comparaison avec un Idéal que le lecteur connaîtra beaucoup plus tard. Je cite : « Redouter de pareilles niaiseries, quand je projette une affaire si hardie ! pensa-t-il avec un sourire étrange. Hum ! oui, toutes les choses sont à la portée de l’homme, et tout passe sous le nez, à cause de poltronnerie … » Cette phrase se trouve à la deuxième page du roman. Je souligne ce qui indique clairement, qu’immédiatement et dès le début, au delà de la situation sordide décrite, et elle est sordide et effrayante, il y a le défi que se lance le personnage de Raskolnikov de tout pouvoir. Il faut remarquer ici la maîtrise impressionnante qu’a Dostoïevski de son récit, sa connaissance approfondie de son personnage : l’article écrit par Raskolnikov, dont le lecteur aura connaissance seulement beaucoup plus tard dans le roman, est la cause première de toute action, l’idéal qui l’anime. (Crime et Châtiment, FOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
Dans l’homme du sous-sol Dostoïevski faisait dire à son personnage : « Il y a longtemps déjà que nous ne naissons plus de pères vivants, et cela nous plaît de plus en plus. Nous y prenons goût. Bientôt nous voudrons naître d’une idée.» Raskolnikov veut naître – plus précisément : renaître – à partir d’une idée, celle que toutes les choses sont à la portée de l’homme, s’il est un homme extraordinaire. Et c’est à cette idée, à cet Idéal, que son Surmoi le confronte jusqu’à l’assassinat et au-delà de celui-ci.
Cette idée, selon les circonstances, peut avoir deux caractéristiques. Parfois elle peut être gonflée d’imaginaire et, dans ce cas, la confrontation avec le Surmoi s’avère catastrophique ; mais l’idée d’être un homme extraordinairepeut aussi s’ancrer dans le symbolique et, dans ce cas, le Surmoi peut plus facilement tolérer sa présence dans la conscience.
Sur la question de l’absence de père vivant nous parlerons plus tard. Pour l’instant je voudrais insister sur les conditions de réalisation de l’idée, à savoir, l’indifférence à tout sentiment, à tout affect. La scène où Raskolnikov intervient pour éviter qu’une jeune femme tombe entre les mains d’un vieux pervers qui rôde exprime bien la confusion qu’il fait entre sentimentalisme et sensibilité et, par extension, comment l’idéal qu’il se donne exige l’abolition de toute empathie à l’autre et au monde.
Après être intervenu vigoureusement et après avoir confié la jeune femme à un agent de police, il crie à l’agent, « mordu par un sentiment obscur » et parce que « un revirement complet se produisit en lui : laissez-le s’amuser (il montrait le gandin). Que vous importe ? Le sergent de ville (que Raskolnikov avait convaincu d’intervenir) ne comprenait pas et regardait avec des grands yeux. (…) Qu’est-ce que j’avais à vouloir venir à son secours, moi ? Ah ! bien, oui secourir, est-ce à moi de le faire ? Ils n’ont qu’à se dévorer les uns les autres tout vifs, que m’importe à moi ? » Mais le Surmoi ne prend pas, comme chez l’homme du sous-sol, toute la place. Je cite : Malgré ces paroles étranges, il avait le cœur très gros.(…) Pauvre fillette, dit-il en regardant le coin du banc où elle s’était assise. Elle reviendra à elle, pleurera, puis sa mère l’apprendra. » (page 133) Et Raskolnikov continuera, tristement, imaginant une suite cruelle, comme celles que la vie est capable d’infliger, imagination qui relève plus du réalisme que de l’amertume.
Heitor de Macedo