L’intervention audio de Madame Jacqueline Berger le 17 mars 2012 à « La parole errante » au meeting
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Je suis là parce que vous êtes là.
Parce que j’ai rencontré des gens, des soignants, des institutions pour jeunes enfants qui avaient la culture analytique comme boussole.
Qu’au plus sombre des années avec mes fillettes souffrant de désordres autistiques très excluant, un peu par hasard, j’ai croisé l’orientation psychodynamique et que je n’ai jamais eu à le regretter.
Il y a cinq ans j’ai écrit un livre pour témoigner de cela.
Non pas de mon parcours personnel ni des réussites de mes enfants, tout cela appartient à l’ordre de l’intime. Mais pour dire que dans l’autisme infantile il y a quelque chose à soigner, qu’il y a du temps à prendre, à donner pour cela.
Que ce qui est efficient, c’est la réparation par le lien.
A contre-courant des discours qui catégorisent à l’excès les symptômes, du discours qui enferme dans la déficience, le défaut génétique et /ou neuronal, les ratées de l’organe cerveau, je veux redire qu’il y a la possibilité d’une évolution positive des syndromes autistiques, que les enfants qu’on dit «autistes» ne sont pas programmés pour rester enfermés dans leur structure ni à l’être par essence, qu’il y a autant d’autismes que d’enfants diagnostiqués ainsi, qu’une fois le diagnostic posé, les souffrances reconnues, il faut l’oublier pour construire le chemin singulier de chacun, qu’il n’y pas de modèle, qu’il y a tout à inventer pour chaque sujet, à chaque fois et que cela demande une énergie considérable pour les parents et pour tous ceux s’en occupent.
Que c’est le devoir de la société toute entière que de les y aider.
Que la psychanalyse a quelque chose à faire là dedans puisque son objet est la relation à l’Autre, celui qui n’est pas Soi, la bonne distance à l’Autre qui n’est jamais une évidence et encore moins dans l’autisme.
Que ce travail porte ses fruits en matière d’être au monde, ou d’autonomie pour être dans un vocabulaire plus à la mode.
J’ai écrit en 2007 :
« L’« autisme », tel qu’on l’entend aujourd’hui comme pathologie, n’est pas une fatalité, une défaillance « irrémédiablement inscrite dans les lois du corps d’un individu, mais un phénomène évolutif dont les mécanismes s’enclenchent au début de la vie. Il résulte de blessures plus ou moins profondes, plus ou moins précoces dans le « sentiment d’existence » que construit petit à petit l’être humain, être social autant qu’animal.
Il faut en finir avec cette vision d’un mal encore inconnu, qui serait commun à tous. L’« autisme » est simplement une manifestation, celle d’une souffrance profonde dans la manière d’être au monde, particulière à chaque histoire.
Des soins, des réparations sont possibles, d’autant plus porteurs d’espoir qu’ils sont effectués de façon précoce. Encore faut-il redonner à chaque enfant présentant des troubles, l’individualité qui va de soi pour les individus « sains », et dont le qualificatif « autiste » les prive aujourd’hui.
L’« autisme » qualifie un continuum de déviances, de la plus faible à la plus forte, de la plus supportable, masquable, à la plus excluante. En plaçant l’individu, et singulièrement l’enfant, souffrant de symptômes autistiques, au centre de la réflexion, en décryptant ses perceptions singulières, il s’agit de faire cesser le regard qui aliène. L’« autisme » est une pathologie qui demande qu’on ne s’arrête pas aux apparences.
J’ai écrit « Sortir de l’autisme » pour que le regard change :
—que l’on cesse de mettre tous les moyens dans recherche d’une Cause avec un grand C, recherche illusoire, parce qu’à mon sens il y autant d’autismes que de sujets
—Que l’on remette l’enfant tel qu’il est au centre du regard.
Aujourd’hui je suis venue pour dire que, avec le recul du temps, et l’expérience s’accumulant, je ne change pas une ligne de ce que j’ai écrit en 2007.
L’exclusion dont je décortiquais les mécanismes est en marche à plein régime, il manque toujours autant de places spécialisées, et comble de l’absurde, c’est à ceux qui au jour le jour consacrent le plus d’efforts à penser ce qui se joue pour chaque enfant en souffrance,
à bricoler du sur-mesure pour chacun d’eux que s’élève l’anathème.
Aujourd’hui ceux-là sont sommés d’arrêter de penser. Penser n’est pas rentable, il faut faire. Il faut que les interventions soient visibles dans le court terme, qu’elles se plient à critères d’évaluation qui sont les mêmes pour tous, qu’elles aient l’air de…
L’air de quoi ?
L’air d’être efficaces, que les cases soient correctement remplies, peu importe si c’est au détriment du sujet et de son devenir, peu importe si c’est au détriment du sens.
L’approche analytique, la voie psychodynamique, bientôt bannie de l’autisme ? Voilà LA réponse au scandale du manque d’accueil des sujets autistes dans la société. Quelle formidable réponse ! Déshabillons Paul pour habiller Pierre, moins de soins pour une éducation/rééducation intensive!
Le motif ? Fait pas la preuve immédiate de son efficacité. Ses procédures ne sont pas standard.
Et oui cette approche qui n’est pas une simple technique mais une culture considère qu’il n’y a pas une unique manière d’être au monde.
Je suis venue pour redire qu’en matière d’autisme chaque chemin est singulier.
Je ne suis pas une preuve scientifique, au sens d’expérience observable par tous et reproductible (heureusement !)
Mes filles sont de jeunes adultes. Je suis venue ici pour dire que je considère que le chemin que j’ai fait avec elles est une réussite, que la vie me plaît, qu’elles sont sorties d’une forme de mal être particulièrement grave, que ce chemin a été créé avec l’aide de gens qui n’avaient pas arrêté de penser, dont le travail était difficilement évaluable objectivement.
Que j’ai eu la chance d’être étayée par des soignants qui n’avaient pas les réponses, des protocoles standardisés, reproductibles d’un enfant à l’autre.
Mes enfants ont eu la chance d’échapper aux dénominations trop rigides, aux évaluations, aux tests. A quelques années près.
Je considère que c’est une chance.
Je ne suis pas seule à penser cela, mais il faut savoir que la majorité des parents n’appartiennent à aucune association. Par manque de temps, d’énergie ou par désir d’échapper aux projections peu joyeuses qui enferment très tôt dans un destin sûr, catégorisé selon des principes théoriques valables pour tous.
Le développement ces dernières années des évaluations, des diagnostics, l’inflation des personnels intermédiaires s’occupant d’autisme, n’a en rien fait reculer le scandale du manque de places pour les enfants qui ne grandissent pas comme les autres.
Ce scandale demeure et n’a rien à voir avec psychanalyse ou pas psychanalyse, il a à voir avec une société hautement individualiste où règne le dieu de la performance.
Je trouve injuste le mauvais procès fait aux soignants aujourd’hui, qui sont aux prises tous les jours avec cette pathologie qui dévore, avec des moyens sans cesse restreints, des contraintes qui augmentent sans cesse, ils ont bien du courage. Les voilà maintenant sous la menace de positions extrêmes qui réclament une interdiction pure et simple de leur existence. Actée par une loi.
Aujourd’hui, je trouve dangereux l’absence de contre pouvoirs aux discours péremptoires, réducteurs, qui fleurissent sur fond d’indifférence et de bons sentiments, les medias sont de simples chambres d’échos et ce qui filtre, c’est qui est le plus souvent répété ou ce qui est le plus fort. Les journalistes n’ont structurellement plus les moyens d’exercer ce rôle de contre pouvoir, pour le dire plus simplement, d’informer par des reportages, des enquêtes au long cours. Pour savoir quels sont les intérêts en jeu, qui représente quoi, d’où vient l’argent…
Toutes ces questions qui resituent une parole dans son contexte et lui donne sa valeur relative.
L’autisme ne doit pas rester dans le champ clos des passions que l’on voit aujourd’hui, un débat à huis clos confiné aux parents soignants, aidants, il est urgent que tous les citoyens se sentent concernés, parce que ce qui se joue là, c’est l’avenir de tous nos enfants, c’est le monde de demain qui se préfigure. Beaucoup d’espaces de pensée de l’humain sont en train de se refermer au profit d’une « gestion » qui extrapole abusivement les résultats de recherches scientifiques pour exclure de manière raisonnée des catégories de population. Au motif qu’on ne peut pas faire autrement.
J’ai écrit avec l’espérance de faire changer un tant soit peu le regard parce que quand la méconnaissance grandit, la maltraitance ne tarde pas à suivre.
J’ai pris la parole de manière gratuite, n’étant plus personnellement concernée par l’autisme infantile, ne représentant ni soutenant aucun courant de pensée en particulier. Peut-être est-ce le dernier avatar du combat que j’ai mené pour et avec mes filles. Je ne me sens ni coupable ni irresponsable, je me sens concernée par l’inhospitalité grandissante envers tout ce qui sort de la norme et par l’exacerbation du chacun pour soi.
Je me sens concernée par l’infantilisation massive qui nous gouverne, qui nous rend chaque jour un peu plus objet, un peu moins sujets de nos vies.
—Pour que l’on regarde autrement les désordres visibles, les symptômes qui sautent aux yeux, qui, parfois même, pétrifient ceux qui sont en face en provoquant des réflexes de peur ou d’angoisse.
—Pour que ces manifestations soient comprises pour ce qu’elles sont : des manifestations de souffrance, et non comme la signature d’un état de déficience irrémédiable ou comme quelque chose de menaçant pour soi-même.
Lorsque l’on regarde les choses comme cela, —et c’est tellement important pour un enfant en difficulté— qui comme tous les autres enfants est un sujet en construction,
on donne une petite chance supplémentaire à cet enfant de “naître jusqu’au bout”, selon l’expression de Barbara Donville, c’est à dire d’entrer en société.
Et c’est bien là que le regard de tout un chacun, et pas seulement des parents ou des proches est en jeu : encore faut-il que cette société ait envie de comprendre ce qui se joue
pour des enfants qui ne grandissent pas ordinairement, encore faut-il qu’elle accueille les déviances à une normalité ambiante, qu’elle entende qu’il y a, là aussi, dans ces différences, une source de richesse et de créativité.
J’ai écrit ce livre avec l’ambition de toucher un public hors de ce qu’on pourrait appeler « le monde de l’autisme », un public plus large que celui des parents, pour l’entourage au sens large, parce que le regard que l’on porte sur les symptomes pour un enfant en construction est capital, parce que le petit humain, tout petit humain, quelle que soit sa manière de grandir, quelles que soient ses maladies, ses souffrances, se construit d’abord dans les regards d’autrui.
Qu’il y a des regards qui ouvrent des perspectives, un avenir, ou qui à l’inverse enferment.
Des regards, des projections liées au vocabulaire employé —et à ce qu’il véhicule de figé— qui soutiennent ou blessent davantage.
J’ai voulu axer cette intervention sur le thème du regard dans l’autisme infantile parce qu’il y a deux manières d’envisager des enfants avec des difficultés relationnelles et comportementales aussi importantes : soit les regarder à travers ce qui leur manque, soit considérer d’abord leurs capacités.
Le tâtonnement du regard c’est l’abandon de la recherche d’une certitude, c’est prendre le risque de ne pas savoir, de se tromper— mais on ne vit pas sans risques et c’est plus fécond, plus porteur de vie que les projections peu joyeuses qui enferment très tôt dans un destin sûr, catégorisé selon des principes théoriques valables pour tous.
Quand on parle de touts-petits, avec qui, tout reste à construire — dans les études scientifiques on évoque de plus en plus souvent la plasticité neuronale—
le regard qui s’attarde sur le « plein » est le plus créatif, c’est celui qui rend à l’individu son existence entière en tant qu’individu parce qu’il respecte ce qu’il y a de positif,
qu’il encourage le bond en avant existentiel, sans réduire la dimension de l’être à ses difficultés.
Ce regard donne une marche à suivre au quotidien. Parce que c’est au quotidien que tout se joue, dans tous les menus faits et gestes, dans les menues paroles tout autant que dans des temps de soins ou d’éducation. Une question restée sans réponse, un acte inapproprié face à une demande, même si cette demande est, elle aussi, inappropriée, ajoutent aux blessures qui nourrissent un sentiment d’inexistence déjà trop prégnant.
La capacité de réassurance, de contenance, nécessite d’apprivoiser ses propres peurs,
de s’interroger sans cesse sur ce qui nourrit notre propre regard sur le monde et sur l’Autre. Cela amène parfois à se confronter à ses vertiges personnels car les terreurs qu’ éprouvent ces enfants sont les nôtres, subies à un moment ou à un autre de notre existence, apprivoisées petit à petit grâce à une chance, à l’amour des proches…
Si nous sommes bien portants c’est aussi que avons échappé à la sidération, entendue comme pétrification des émotions, mais, chez chacun de nous, il y a des traces de ces blessures existentielles, de ces grandes peurs fondamentales ayant partie liée avec la crainte de la mort. Et il ne faut pas grand chose pour les réactiver .
Il n’y a pas une manière unique d’être au monde, une manière unique de réussir sa vie, mais tout humain se construit en intégrant à l’intérieur de soi les différents regards d’autrui. Et le regard porte nos sentiments conscients mais ausi nos émotions inconscientes.
Ce dont j’ai voulu porter témoignage, ce n’est pas de mon histoire personnelle, mais de ce poids du regard, pour que chacun se sente concerné. J’ai éprouvé tout au long du parcours qui a été le mien en tant que mère le réconfort du regard qui aide à être fière, qui aide à passer le gué, à trouver des solutions, à prendre conscience de son propre regard sur son enfant, à le changer et à s’en trouver heureux, à rendre la vie joyeuse
en se sentant appartenir à la communauté des autres.
J’ai aussi éprouvé l’amertume de regards qui enfoncent dans un rôle de victime, qui excluent, qui portent des coups à la confiance en soi, disqualifient.
Les parents ne peuvent pas être seuls, même regroupés entre eux, ils ont besoin de toute la société pour inventer sans cesse de nouvelles solutions réelles, humaines, qui ne soient pas dans le semblant de l’inclusion mais leur permettent une inscription véritable dans la communauté humaine, des bricolages singuliers qui font reculer l’angoisse pour tout le monde et permettent aux créativités singulières de s’épanouir, pour l’enrichissement de tous.
Le bien-être ne peut se satisfaire de réponses standardisées, protocolaires, reproductibles de l’un à l’autre, qui engendrent une ghettoïsation. Il n’y a pas de solutions massives à l’autisme, préserver le foisonnement, la légèreté de petites structures qui encouragent la création me parait être la voie de l’espoir.
Plus que tout, les enfants gravement perturbés ont besoin un regard qui n’évalue pas avant de voir, qui ne mesure pas tout à l’aune d’un étalon standart, un regard qui donne à autrui la possibilité d’être pleinement ce qu’il est, dût-il être étrange et dérangeant.
Un regard qui donne de l’existence, qui ne cherche pas à dominer. C’est un regard qui donne, qui soutient, qui partage, qui n’affirme pas sa supériorité fut-ce par la voie détournée de la pitié.
Jacqueline Berger
Le 17 mars 2012
Jacqueline Berger. Sortir de l’autisme. Ed. Buchet Chastel, 2007. 18 euros