> Accueillir la psychose dans le médico-social : enjeux politiques et cliniques – Pascal Crété

Accueillir la psychose dans le médico-social : enjeux politiques et cliniques

Plan

·      Le secteur MS de 1975 à aujourd’hui

·      Enjeux actuels et perspectives

·      Une initiative psychiatrique médicosociale : le service de l’APPUI

Ce n’est certes pas d’un eldorado dont je vais vous parler, ni d’une terre promise, mais tout de même d’un espace différent, champ de cultures diversifiées, ensemble complexe et ramifié dont l’hétérogénéité protège encore quelques-uns de ses hôtes des effets massifs de rationalisation financière, d’homogénéisation et de règlementation tout azimut que l’on connaît aujourd’hui dans le secteur sanitaire. La construction en « tuyaux d’orgue » du SMS permet aujourd’hui de comprendre comment ce secteur parvient à garantir des offres de soin et d’éducation diversifiées, parfois originales et atypiques ; comment il parvient aussi à résister peut-être un peu mieux au « rouleau compresseur » technocratique et organisationnel actuel. Mais, si mon propos, au final peut s’entendre comme une invitation au voyage, au voyage au sens de vous tourner vers cet espace et peut-être d’aller y travailler, je ne prétends nullement vous y garantir « luxe, calme et volupté », car les Fleurs du Mal y sont tout de même bien plantées.

 

1.  Le secteur MS de 1975 à aujourd’hui

Pour introduire mon propos sur l’accueil de la psychose aujourd’hui dans le SMS, je ferais d’abord un bref retour sur l’histoire singulière de ce secteur qui, vous le savez certainement, s’est construit et élaboré de manière très hétérogène, depuis les années d’après-guerre, jusqu’à nos jours, en passant par deux lois importantes, sa reconnaissance officielle en 1975 et son récent rapprochement avec le sanitaire, via la loi HPST.

Nous pourrions dire qu’originellement, c’est à partir du manque réel, en termes d’offre de soin et d’éducation, de l’absence de structures – services, établissements – que l’on voit dans les années des trente glorieuses, germer ces premières expériences qui vont conduire à la reconnaissance en 1975 de ce SMS.

La déficience, le handicap, l’enfance dite à l’époque inadaptée qui rassemblait un vaste champ de pathologies pédopsychiatriques – des autismes aux psychoses infantiles en passant par les dysharmonies évolutives -, ces problématiques ne faisaient pas encore l’objet d’une réelle prise en considération par les services publics. Face à ce manque manifeste, des collectifs de professionnels, de parents, parfois mixtes s’organisent, se mobilisent, bousculent les cadres administratifs présents, se constituent en associations loi 1901 pour répondre concrètement au besoin d’accueil, de soin, d’éducation et de prise en charge de ces publics oubliés. C’est aussi à cette époque que l’on voit des militants engagés pour une cause proposer des projets de structures d’accueil et oser parfois défier les services publics ; projets qui, souvent d’ailleurs, ont trouvé des réponses favorables, et cela pour deux raisons : la connaissance que ces personnes avaient du handicap ou de la déficience était réelle et bien concrète, aussi parce que les services publics, dans l’incapacité à pouvoir répondre aux besoins, étaient plutôt satisfaits que des associations ou des professionnels leur proposent des projets élaborés et réalisables rapidement.

C’est donc souvent sur les bases d’une histoire personnelle, familiale, souvent douloureuse, dans un mouvement d’engagement, de résistance et une dynamique faite de pragmatisme que ces établissements se sont construits. Cet arrière-pays est important à situer car il explique la diversité des structures et leurs singularités. Il permet de comprendre cette construction anarchique du secteur, contrairement aux structures sanitaires qui relevaient d’une planification établie et d’une histoire, celle de l’hôpital public depuis l’édit de Louis XIV en 1656.

Par ailleurs, l’émergence de ces structures, dans une époque féconde pour la pensée, a contribué à y réunir des influences plurielles :

·                                                                                                                                                       l’importance des soins avec d’emblée la volonté que ces établissements soient médicalisés ce qui se traduit par le recrutement de professionnels de santé : psychiatres, infirmiers, aides-soignants… Ces ESMS s’inscrivent dans ce rapport au soin médical.

·                                                                                                                                                       La place de l’école, obligatoire pour tous depuis la fin du XIXème siècle, qui engage à inventer des dispositifs scolaires au sein des établissements : classes ateliers ou parfois même parle-t-on vraiment d’école, soutenue administrativement par l’Education Nationale

·                                                                                                                                                       L’introduction de l’éducation dite spécialisée avec la création du métier d’éducateur spécialisé en 1967, sur les traces essentielles de l’éducation populaire, alors que parallèlement dans le secteur justice, le métier d’éducateur a déjà pris forme et tente de répondre à certaines missions, telle celle donnée par l’ordonnance de 45.

·                                                                                                                                                       L’influence de la psychanalyse qui traverse les différents champs et se propose non pas dans un dogmatisme et un savoir, mais d’avantage comme un outil pour penser le travail, en l’occurrence le travail social. Mercredi soir à Caen, le CRIC, l’association culturelle caennaise en lien avec l’IRTS a organisé une soirée dédiée à cette question : « Comment la psychanalyse aide à penser le travail social ? », avec notre amie Marie-Odile Supligeau, venue nous parler de cette question, en prenant appui sur le film d’Arthur Penn « Miracle en Alabama ». Riche soirée.

·                                                                                                                                                       L’expérience institutionnelle qui déborde St-Alban et invite les professionnels militants à proposer des expériences dans le même registre, même s’il ne s’agit pas d’un hôpital. De nombreuses expériences institutionnelles naitront ainsi dans ce secteur propice aux créations création : ce fut le cas du FLR qui voit le jour en 1975.

·                                                                                                                                                       Les liens et articulations entre psychothérapie institutionnelle et pédagogie institutionnelle qui participeront à soutenir sur des bases communes, que le soin et la pédagogie relèvent de logiques et dispositifs assez proches, notamment avec la création de certains outils, tels le conseil et le club thérapeutique.

Pour vous donner un exemple de ces références plurielles, en travaillant cette intervention, je me suis remis à lire la revue Recherches, revue de la FGERI – Fédération des Groupe d’Etude et de Recherches Institutionnelles – en l’occurrence les deux numéros de septembre 1967 et décembre 1968, consacrés à l’Enfance aliénée. Le premier numéro prépare le colloque qui s’est tenu à l’automne 1967 et rassemble un ensemble de textes d’auteurs aujourd’hui prestigieux : Rosine et Robert LEFORT, Maud et Octave MANNONI, Moustafa SAFOUAN, Ginette MICHAUD, Jean et Fernand OURY, François TOSQUELLES. Le second volume constitue les actes du colloque intitulé « L’enfant, la psychose et l’institution » et rassemble les textes des auteurs précédents auxquels se sont joints Sami ALI, Jean AYME, LAING et COOPER, Françoise DOLTO, Lucien ISRAEL, WINNICOTT, Jacques LACAN et Jacques SCHOTTES qui était le président du colloque. Prestigieux colloque dont les travaux vous l’imaginez bien ont été particulièrement féconds et ont amenés à des avancées importantes sur le plan de la prise en charge des enfants psychotiques. Il est intéressant de voir qu’à cette époque où la pédopsychiatrie n’existe pas vraiment, c’est sur le terrain associatif que des expériences de soin et d’éducation proposés aux enfants psychotiques se sont concrètement jouées.

A Caen, dans ces mêmes années, l’Institut Camille Blaisot a fait figure d’institution innovante en inventant une institution susceptible d’accueillir des enfants ayant des problématiques diverses : des troubles du comportement à la psychose, aussi des enfants autistes en externat. Institution éducative mais aussi et surtout de soin, de pédagogie car tous les enfants étaient inscrits dans les classes ateliers de l’institution ; c’est aussi dans cette institution que fut créée l’un des premiers services de placement familial spécialisé pour traiter les problématiques de carence et de maltraitance. L’ICB accueillait alors 200 enfants et travaillait avec les références de la psychothérapie institutionnelle que Jean Prochasson, directeur de l’époque, soutenait avec son équipe pluridisciplinaire.

Ces expériences médicosociales visent à proposer plusieurs scènes liant ensemble soin, éducation, pédagogie et inscription sociale ; cette double articulation médicale et sociale est garantie par l’esprit associatif, laïc et républicain, qui caractérise la plupart des associations gestionnaires qui assurent le pilotage des établissements.

Dire que c’est un secteur à côté du social ou à côté du sanitaire ne correspond pas exactement à la réalité. Il est certainement davantage une tentative expérimentale de synthèse qui s’appuie sur des besoins concrets, des projets humanistes visant à permettre à ceux que l’on appelle aujourd’hui des personnes souffrant de handicap de trouver une place dans la société.

La loi du 30 juin 1975 (n°75-535) a consacré la rupture entre les secteurs sanitaire et social et a organisé pour la première fois cette offre sociale et médico-sociale. De  1975 à 1995, ce secteur s’est développé de manière très disparate et hétérogène, en « tuyaux d’orgue », en fonction de chaque territoire, souvent après les lois de décentralisation, les départements ; aucune planification ne le réglementait véritablement et les structures se constituaient souvent à l’initiative des associations elles-mêmes qui, en fonction de leurs initiatives et besoins, proposaient aux tutelles l’ouverture de tel service ou tel établissement.

À partir de 1995, une réflexion entre les pouvoirs publics et des acteurs du secteur s’amorce quant à la modernisation de la législation de ce secteur, jusqu’à l’obtention d’un relatif consensus autour de la loi du 2 janvier 2002, dite loi rénovant l’action sociale et médico-sociale. L’objectif est d’organiser sur un même plan l’ensemble des structures intervenant auprès des publics dits fragiles, tout en les invitant à valoriser leurs spécificités. En d’autres termes, il s’agit, je cite « de mettre de la cohérence et du sens dans le paysage très morcelé du secteur social et médico-social ». Cette loi organise certes l’offre mais introduit au travers de ses outils obligatoires pour les établissements, une première dose de formalisme et d’organisation statutaire. Première étape qui préfigure la suite, c’est-à-dire la tentative d’homogénéisation du secteur.

Le texte est paradoxal car il constitue une ouverture considérable en situant l’usager au cœur des dispositifs institutionnels, prémisse de ce que la loi du 11 février 2005 énoncera de manière beaucoup plus claire, notamment en permettant aux usagers d’être présents et représentés dans de nombreuses instances, notamment administratives (MDPH, CDCPH, conseil d’administration des hôpitaux…). Il y a donc au travers de cette loi, une réelle avancée sociale qui, dans le même temps, introduit des kyrielles d’obligations formelles dont les usagers au final risquent d’en subir les effets de rationalisation et de formalisme. Michel CHAUVIERE, sociologue et chercheur au CNRS, a longuement analysé les dérives de cette loi 2002-2 qui, d’un principe premier humaniste, dans le même temps, introduit aux pratiques et logiques d’évaluation pour tendre vers le concept de performance aujourd’hui.

Je reviendrai dans quelques instants sur cette évolution et ses risques.

Mais pour vous présenter l’étendu et la diversité du SMS aujourd’hui, faisons un bref constat chiffré :

·      35 000 établissements, la plupart de statut privé à but non lucratif – essentiellement des associations loi 1901 -, les autres de caractères public, surtout territoriaux

·      1,5 millions de places

·      > 400 000 salariés

·      Financement assuré par les collectivités territoriales, les ARS, l’assurance maladie, la CAF.

·      Selon le CASF, une grande diversité de services et établissements :

o     Les établissements de l’aide sociale à l’enfance

o     Les établissements de l’enfance handicapée et inadaptée

§     CMPP

§     IME

§     ITEP

§     IMPRO

§     IR

§     SESSAD

o     Les centres d’action médicosociale précoce (CAMPS)

o     Les ESAT (ex CAT)

o     Les centres de réadaptation, réorientation et de rééducation fonctionnelle

o     Les établissement et services pour personnes âgées

§     EHPAD

§     EHPA

§     Foyers logements

§     SSIAD

§     SAAD

o     Les établissements et services pour personnes handicapées

§     FAM

§     MAS

§     SSIAD

§     SSAD

§     SAVS

§     SAMSAH

o     Les CHRS ou centres d’hébergement et de réinsertion sociale

o     Les centres spécialisés de soins aux toxicomanes (CSST), les centres d’accueil pour alcooliques (CAA), les appartements de coordination thérapeutiques (ACT)

o     FJT

o     Les services mettant en œuvre des mesures de protection des majeurs

o     Les services mettant en œuvre des mesures d’aide à la gestion du budget familial

Vous voyez que ce secteur couvre pratiquement tous les temps de la vie, du bébé jusqu’à la personne âgée, même des services de soins palliatifs à domicile ; il s’adresse aussi à des personnes dont les conditions de vie sont fragiles –les publics dits précarisés-  et bien sûr propose accueil et soins à des populations souffrant de pathologies physiques et psychiques, souvent chroniques, entrainant une dépendance plus ou moins importante.

La psychiatrie y tient une place importante car les institutions et services du secteur médicosocial hébergent actuellement plus de 250 000 patients dont une majorité souffre de troubles graves, notamment psychotiques. Ces services assurent plus de 150 000 consultations ou prise en charge ambulatoires annuelles. Les financements publics qui lui sont consacrés s’élèvent à 84 milliards d’euros : 42 par l’assurance maladie, 33 par les départements et 9 milliards par l’Etat.

Actuellement, plus de la moitié en volume de la psychiatrie infanto juvénile est pratiquée dans des établissements relevant du SMS, en l’occurrence dans des CAMPS, des CMPP, des Hôpitaux de Jour, des ITEP. Signalons aussi que la moitié de la population des IME, des MAS, des FAM et des ESAT est constitué de personnes psychotiques avec des déficits plus ou moins prononcés.

Enfin, vous savez que dans la planification de la prise en charge des personnes dites handicapées psychiques, en l’occurrence, beaucoup de patients psychotiques, le SMS est désigné pour accueillir ces patients qui ne sont plus censés rester dans les hôpitaux psychiatriques. C’est là où l’enjeu se situe suivant que nous, soignants, allons au pas occuper les places dans ce secteur, participer à sa restructuration et soutenir la réalisation de services réellement outillés à accueillir la psychose et non aux orientations faites par défaut, ce qui est malheureusement le cas dans de nombreux endroits, notamment vers les MAS.

 

2.   Enjeux actuels et perspectives

Depuis 1995, ce secteur est engagé dans un mouvement de réforme et d’adaptation sans précédent sous l’impulsion de textes de lois dont les principaux sont :

–          la Loi du 20 juillet 2001 relative à la prise en charge de la perte d’autonomie des personnes âgées et à l’instauration d’une allocation personnalisée d’autonomie ;

–          la Loi du 2 Janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale qui réforme la loi fondatrice du 30 Juin 1975, relative aux institutions sociales et médico-sociales. Cette loi situe l’usager au cœur du dispositif et impose aux établissements plusieurs outils obligatoires pour bénéficier d’un agrément de fonctionnement.

Sept outils sont recensés :

1.    Projet d’établissement

2.    Livret d’accueil

3.    Dispositif de participation des usagers (CVS, enquête de satisfaction…)

4.    Charte des Droits des personnes accueillis

5.    Règlement de fonctionnement

6.    Contrat de séjour

7.    Evaluation interne et externe

–          La Loi du 30 Juin 2004 relative à la solidarité pour l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées ;

–          La Loi du 11 Février 2005 relative à l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui réforme la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées.

Si ces lois ont garantie droits et reconnaissance des personnes en situation de handicap, elles ont parallèlement forcé les ESMS à entrer dans des catégories, à répondre de nouvelles règlementations et à se soumettre à de nouvelles logiques, telle celle de l’évaluation. Un parallélisme peut être établi entre ce qui, dans le secteur sanitaire s’est mis en place dès les années 90 (accréditation) et ce qui est aujourd’hui présent dans le SMS. Des outils communs de règlementation financière telle la convergence tarifaire, les ratios et indicateurs, CPOM et CGSMS, se sont progressivement installés dans la gestion quotidienne des établissements, poussant les directeurs d’ESMS qui jusqu’alors étaient relativement protégés de ces contraintes et assuraient une fonction de direction selon un style patriarcal, à s’y former et à y répondre. Nous avons vu se transformer la fonction de direction de la figure du « bon père de l’institution » au gestionnaire, voire au manager d’entreprise sociale.

La RGPP et la loi HPST sont venues ébranler le SMS en attaquant sa structuration sur deux plans :

·      D’une part, sur le plan de la dimension associative,

·      D’autre part, l’intégration du SMS dans les compétences de l’ARS, via la loi HPST.

La mise en question de la dimension associative, de ses valeurs et de sa fonction de porte-parole des personnes qu’elle représente, a été mise à mal lorsque politiques et administrations ont d’un commun accord décidé de réduire le nombre d’associations gestionnaires d’ESMS d’environ 30 000 à 3 000 pour lever, je cite, « l’obscurantisme de ce secteur, y introduire de la transparence et faciliter sa représentativité ». Plutôt que de négocier budgets et projets avec une multitude associations et encore davantage de directeurs, les tutelles ont souhaité réduire le nombre d’interlocuteurs pour soi-disant faciliter le dialogue. Nous avons alors assisté à une cohue médicosociale monumentale – et elle est toujours d’actualité -, chaque association envisageant de se rapprocher d’autres associations pour éviter d’être « mangées ». Les termes de rapprochement, de mutualisation, de regroupement, de fusion… termes empruntés à d’autres secteurs, en l’occurrence marchands, sont venus infiltrer le discours quotidien des professionnels et administrateurs. Les menaces de fermeture, les fantasmes de dévoration (qui mange qui ?), les angoisses liées aux restrictions budgétaires, les comparaisons et rivalités entre services du même type, entre associations cousines… bref un vent de fin du monde possible et un flux de représentations archaïques ont secoué l’ensemble des structures médicosociales au point de faire perdre tête et raison aux dirigeants, directeurs et administrateurs, et surtout de perdre le sens de la fonction première de ces établissements, qui est de répondre à une mission sociale.

Les turbulences furent et sont encore terribles dans de nombreuses petites et moyennes associations qui, dans ces négociations et marchandages technocratiques et financiers, ont vu parfois leurs conseils d’administrations perdre leurs distance symbolique au profit de manœuvres managériales à jouer, au mieux, un coup stratégique ; j’ai pu mesurer que le grand âge de certains administrateurs ne rime pas forcément avec l’idée que l’on se fait de la sagesse, mais qu’en situation de menace et jouant de nouvelle règles du jeu où l’argent est très présent, ils peuvent ranger leur éthique associative de côté, enfiler d’un coup la panoplie de PDG et boostés par les enjeux de pouvoir et l’objectif imaginaire de faire grossir suffisamment l’association pour manger les voisins plus fragiles, passer sur une autre scène. Restructuration, mutualisation, modernisation, mondialisation… tous ces termes sont dès lors d’usage avec les effets que l’on connait de déplacements de certains salariés de leurs postes et métiers (notamment les services administratifs qu’il est plus facile de regrouper), parfois même le licenciement de quelques-uns pour répondre aux ratios posés par l’administration. Logique du bon élève qui anticipe même les attentes de l’administration et les conjugue de son propre chef dans une dynamique de servitude volontaire ou de rapport surmoïque dominant.

Les associations les plus importantes – certaines emploient plus de mille salariés – ont continué leur expansion en phagocytant les plus petites sans se préoccuper de l’histoire de la structure, de ses salariés et des publics accueillis. Ainsi ces mastodontes du social sont-ils aujourd’hui en force pour investir dans de nouveaux marchés, tel celui des psychoses, même si rien ne les dispose dans leur histoire, à s’y intéresser ; si ce n’est le marché que cela représente aujourd’hui du fait de la fermeture de lits en psychiatrie et de la réduction des temps d’hospitalisation.

La loi HPST a rapproché le SMS du secteur sanitaire même si la ministre de la Santé, Bachelot, s’est engagée selon une formule qui a marqué les esprits à garantir « la fongibilité asymétrique des budgets ». Traduisez : garantir que les budgets alloués aujourd’hui au SMS ne glissent pas vers ceux, gigantesques et pourtant insuffisants, du sanitaire ; l’asymétrie permettrait qu’éventuellement le sanitaire abonde vers le SMS mais là, nous pouvons toujours rêver. Cette garantie budgétaire semble jusqu’alors relativement respectée, mais comment peut-on garantir que dans le contexte actuel et surtout dans cette logique d’homogénéisation, un jour, le SMS qui aura subit les restructurations homogénéisantes de la loi du 02 janvier 2002, ne verse pas vers le sanitaire ? Même si les outils diffèrent – accréditation/évaluation – les logiques sont les mêmes et tendent vers des buts similaires.

[Lorsque l’ARS de Basse Normandie s’est constituée, nous avons invité le DG ARS à visiter notre établissement pour faire entendre justement la spécificité de l’accueil de la psychose. Il a accepté notre invitation et au milieu du repas quelques peu tendu par la présence autour de lui de quelques psychotiques marqués, il me demande pourquoi nous ne sommes pas rattachés à l’hôpital psychiatrique de Caen. Je lui raconte notre histoire médicosociale, soulignant que la psychiatrie déborde du seul champ sanitaire et lui fait remarquer que dans le cadre de la règlementation hospitalière, ce déjeuner au restaurant associatif La Loco ne serait certainement pas possible. Il s’en étonne, je m’étonne alors de son étonnement et de son manque de connaissance de la règlementation. Il m’avoue alors ne rien comprendre à la psychiatrie dans sa diversité, sa complexité avec ses approches différentes, aussi au SMS qui est une vraie nébuleuse. Manifestement, le DG ARS rêve d’un monde homogène, uniforme, ce qui simplifierait certainement sa tâche de DG ARS car on imagine bien que de la hauteur de sa pyramide statutaire, il ne peut disposer d’aucune représentation fiable de ce qui se passe sur la scène du quotidien.]

Justement, c’est bien la dimension de nébuleuse qui peut certainement garantir la spécificité de notre champ, les traits de nos organisations, tant sur le plan de la diversité clinique que sur celui des conditions de travail, avec notamment les différentes conventions collectives qui se sont construites au fil des années. Plutôt que d’une nébuleuse, je parlerai d’une constellation de services et d’établissements dont il est vrai que, si vous ne disposez pas d’une connaissance cartographique et historique, vous ne pouvez pas vous repérer. Là, pas de repérage comme dans l’organisation sanitaire, chaque territoire diffère. Certains départements sont largement dotés de structures pour enfants, d’autres pour adultes, d’autres encore dans le champ de la psychose… ceci en fonction des rencontres qui se sont faites, en fonction de l’histoire locale, de l’histoire associative, en fonction des personnes qui ont marqué la création de certains services. Cette absence de planification et de cartographie ne plait pas aux administrations car vous voyez bien qu’elle introduit distinctivité et hétérogénéité.

Vous me voyez venir à grands pas vers cette proposition ou du moins interrogation : le SMS n’est-il pas encore un champ possible des expériences institutionnelles ? N’est-il pas plus praticable au sens où nous l’entendons dans nos pratiques ? Là où le secteur sanitaire semble malheureusement écrasé par les contraintes de toutes sortes, le SMS, grâce à sa structuration et à son obscurantisme historique, dispose encore de recoins, d’espaces qui échappent à cette logique de la transparence.

Un autre élément me semble important et fera lien avec la suite de mon propos, de vous parler concrètement de notre expérience, il s’agit du fait que contrairement au secteur sanitaire où les références sont pensées en dehors de l’institution (HAS, recommandations de bonnes pratiques…), dans le SMS, la loi du 02 janvier 2002 a situé le projet d’établissement comme référence au travail qui est décliné dans l’institution. Il s’agissait à l’époque de permettre à ces établissements qui travaillaient sans aucune autorisation officielle, sans aucun contrôle, de nommer précisément leurs références, outils et fonctions. Le projet d’établissement est donc un outil produit par l’institution, dans lequel les références éthiques, théoriques sont défendues. Jusqu’à présent, ce document n’est pas attaqué par les tutelles qui le réceptionnent sur la forme et discute sur le fond les aspects essentiellement budgétaires. Mais elles ne contredisent pas par exemple la référence psychanalytique d’une institution. C’est un élément essentiel car ce document nous permet de dire très précisément ce que nous faisons, comment nous le faisons et pourquoi.

Bien sûr, les recommandations de bonnes pratiques éditées par l’ANESM, Agence Nationale  de l’Evaluation et de la qualité des ESMS, sont tout de même présentes avec en arrière-plan, les orientations idéologiques que l’on connait. De même, l’Agence Nationale d’Appui à la Performance (ANAP) énonce certaines orientations qui ne trompent personne sur leurs origines, leurs finalités. Peut-être n’est-ce qu’une question de temps, mais il semble que ces orientations restent relativement à distance des pratiques pour peu que directeurs et administrateurs ne les imposent pas comme référentiel des pratiques des professionnels.

Enfin, un dernier point qui me semble important, c’est la dimension du fait associatif. Vous le savez, la loi du 1er Juillet 1901 portée par Pierre WALDECK-ROUSSEAU, en reconnaissant à tout citoyen le droit de s’associer, sans autorisation préalable, a ouvert un espace de création et de liberté considérable.

Rappelons que l’article 1 définit une association comme étant :  » la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices ».

Pour peu que cette liberté soit garantie et développée au sein de l’association par ses membres, par les salariés et aujourd’hui souvent les personnes accueillies, cette construction associative introduit un autre rapport aux tutelles et modifie les rapports de dépendance. Il est vrai que notre fonctionnement dépend concrètement des budgets alloués par le Conseil Général et l’ARS ; nous savons bien actuellement combien ce rapport est déterminant. Mais tout de même, ce n’est pas la même chose de se référer à une éthique associative, éventuellement énoncée dans un projet associatif, que d’être en lien direct avec la tutelle. En ce sens, le rapprochement associatif voulu par les gouvernements successifs, est une tentative de réduire cet espace de liberté. A nous de nous battre pour la maintenir car elle maintient un écart symbolique essentiel.

3.  Une initiative psychiatrique médicosociale : le service de l’APPUI

« Il faut savoir parler papou avec les papous » disait la psychiatre Léone Richet qui for de sa formation engagée auprès de Françoise Dolto et de son expérience auprès de nombreuses institutions, connaissait bien la langue de l’autre, aussi l’art de la guerre pour parvenir à se faire entendre. Apprendre à parler la langue de l’autre, c’est aussi ce à quoi notre ami Régis Gaudet nous invite dans son très beau texte « Parler les deux langues », qui a été publié dans la revue Institutions ; difficile exercice, dans lequel il convient de ne pas perdre son latin, ne pas se perdre dans l’autre.

Je vais vous faire partager succinctement notre histoire institutionnelle au foyer et comment nous avons tenté de prendre en compte le contexte et discours ambiant de nos tutelles pour  le subvertir, le tordre, le déformer et tenter d’y inscrire nos projets institutionnels. Autrement dit, à partir d’une expérience de 37 années d’accompagnement et de soins de jeunes adultes psychotiques, nous avons mesuré que ce n’est pas dans un rapport de force frontal que l’on négocie les projets, car dans cette rencontre entre notre monde et celui des administrations (je dis des car les échanges ne se jouent pas exactement de la même manière avec l’ARS et le Conseil Général), il s’agit toujours d’une négociation. Nous parlons de places différentes, avec des cultures et langues différentes, des représentations très différentes quant à la clinique, en l’occurrence la psychose ; bref il faut bien prendre la mesure de nos écarts manifestes et nos territoires totalement étrangers. Un pas de l’un vers l’autre est donc nécessaire pour amorcer les échanges d’une négociation.

Trois grandes périodes caractérisent l’histoire de notre institution et je vous les résume en quelques mots :

les fondations : en 1975, année de la reconnaissance du SMS, se crée le foyer de Cluny à partir d’une conjonction, celle de la rencontre d’une femme avec une histoire institutionnelle en Afrique du sud, du désir d’un psychologue de l’ICB, Claude Deutsch, de créer un lieu institutionnel pour des jeunes psychotiques et d’une première équipe engagée dans cette aventure collective. Dans l’ouverture créée par la loi de 1975, s’ouvre le foyer avec à l’époque, les moyens du bord, autrement dit du désir, des idées, parfois pas très réalistes, mais ce qui est plus certain, peu de moyens. Dans les années 80, l’institution passera par des statuts administratifs différents : lieu alternatif à l’hospitalisation, CAT sans atelier, centre d’accueil thérapeutique…

Cette absence de cadre administratif sera l’objet de nombreux problèmes, avec parfois le risque de fermeture de la structure ; paradoxalement, ce flottement administratif a certainement permis à l’institution de ne pas se retrouver enfermée dans un cadre réglementaire trop formel.

Après des années 80 plutôt marquées par les expériences institutionnelles d’une structure naissante, dans un contexte général plutôt libre de toute contrainte, le début des années 90 se caractérise par la professionnalisation de l’institution sur ces deux versants, médical et social. Les postes d’infirmiers et d’éducateurs sont inscrits à l’organigramme, les professionnels se forment. Quand, au milieu des années 90, il commence à être question d’une restructuration du SMS, l’institution aborde ces changements avec inquiétude. Comment garantir le fonctionnement du restaurant associatif La Loco ? Comment maintenir une liberté de circulation dans l’institution alors que les lois qui s’annoncent vont nous apporter des contraintes ? En même temps, situer l’usager au cœur de l’institution ne nous préoccupe pas car c’est ainsi que nous avons toujours travaillé.

Paradoxalement à nos inquiétudes, la loi du 02 janvier 2002 apporte enfin un statut à l’établissement en transformant notre agrément de foyer à double tarification, terme assez ingrat mais que nous avions accepté bien volontiers pour dormir un peu plus tranquillement, en le statut d’un FAM. Non ni infâme, ni une femme, mais un foyer d’accueil médicalisé, terme toujours ingrat mais qui correspond mieux à notre fonction, même si la dimension du social à laquelle nous sommes attachés n’apparait pas dans le terme.

dans ces mêmes années fin 90, nombreux sont les pensionnaires qui, stabilisés ont accédé à un appartement personnel et continue à être soignés et accueillis dans le cadre de l’externat. Mais la psychose reste la psychose, cela ne tient que si les étayages sont présents au quotidien. Dans la vie quotidienne de l’internat, ces béquilles se conçoivent bien mais dans un appartement, à distance de la présence des soignants, le soir, les week-ends, le risque de décompensation n’est jamais loin.

Nous proposons alors une aide à la vie quotidienne, dispositif d’étayage, en la présence plusieurs fois par semaine d’aides ménagères à domicile. Plusieurs montages se suivent : d’abord l’aide assuré par la femme de ménage de l’internat, puis en 1999, une convention avec l’ADMR qui permet à quelques aides ménagères d’être détachées de leur emploi habituel, de travailler pour le foyer accompagnée par une ES et supervisées par un psychologue. L’expérience prend forme et rapidement le service expérimental déborde de son champ premier, celui de l’accompagnement des externes du foyer, pour répondre à des demandes émanant des services de psychiatrie de Caen. Un partenariat s’institue entre les secteurs et ce service, le SSMAD. Le service accompagne alors une trentaine de personnes. Un nouveau statut lui est donné par l’intermédiaire des réseaux de santé qui permettent d’allouer des moyens supplémentaires.

En 2005, le SSMAD s’étoffe encore et se compose d’un temps de coordinateur, d’un poste d’ES, d’un temps de psychologue et de 5 postes d’AVS. Il accompagne 50 personnes et travaille en liens étroits avec les secteurs de psychiatrie, les associations tutélaires et d’autres partenaires.

2007 le temps se gâte. Les crédits alloués aux réseaux de santé commencent à être menacés. Parallèlement, nous avons pris la mesure que si notre service est maintenant bien repéré et répond à un vrai besoin dans la cité, il n’en reste pas moins insuffisamment professionnalisé. Il conviendrait d’y développer un accompagnement éducatif plus soutenu et surtout d’y apporter une dimension de soin que les personnes que nous accompagnons ne reçoivent pas toujours. La psychiatrie publique commence à perdre ses moyens et nous mesurons ces effets en la raréfaction des VAD, l’éloignement des consultations.

Nous réunissons alors sur notre terrain (et cela eût de l’importance) nos tutelles, CG, DDASS, CPAM pour discuter ensemble de l’avenir du service : de sa possible disparition ou de sa pérennité. Temps de négociation en langue papou qui conduit après deux heures d’échanges à l’accord de transformer le service expérimental en un triple service : un SAAD, un SAVS et un SAMSAH.

Il est vrai que les textes relatifs à ces nouveaux services étaient relativement récents et les tutelles ont vu dans cette négociation, l’opportunité d’inscrire dans un délai relativement court l’existence de ce service dédié aux personnes souffrant de troubles psychotiques. Pardon, de handicap psychique, avons-nous dit !

Accompagné par un service extérieur qui nous a aidé à traduire notre projet en langue formelle, nous avons donc écrit un projet d’un service d’accompagnement à domicile qui conjuguerait plusieurs interventions différentes et complémentaires : l’aide à la vie quotidienne par le SAAD pour 65 personnes, l’accompagnement dans la vie sociale par le SAVS, pour 20 personnes et le suivi psychothérapique psychiatrique par le SAMSAH pour 15 personnes.

En novembre 2009, ce triple service ouvre ses portes et se nomme l’APPUI tel un appui à la vie quotidienne. 16 salariés le font vivre : 1 CDS, 7 AVS qui se rebaptisent intervenants à domicile, 2 EC, 1 infirmier, 1 AMP, 1 AS, 1 psychologue, 1 psychiatre, 1 secrétaire.

Après trois années de fonctionnement, l’APPUI accompagne plus de cent personnes dans la ville de Caen, en lien avec les services de psychiatrie partenaires, les services de tutelles. Les patients reçoivent donc la visite des professionnels à leur domicile mais ils viennent aussi dans le service. Cette circulation permet de sortir, d’éviter le repli au domicile, aussi elle travaille l’accueil et permet de rencontrer les autres. Cette année, s’est mise en place une réunion hebdomadaire pour parler de l’actualité du service et surtout essayer de faire des choses ensemble. De l’accompagnement individuel prescrit, nous tentons de créer du collectif, du faire ensemble, du lien social.

Si la commande était bien de développer un service qui réponde aux nouvelles logiques d’accompagnement comme cela se pratique dans une logique de société de services, nous avons certes un peu répondu à la demande mais surtout, nous avons saisi le dispositif de ces nouveaux services, non sans questions et inquiétudes, pour en faire autre chose, selon les principes qui sont les nôtres.

Aujourd’hui l’APPUI est un service reconnu dans le champ de la psychose, identifié pour la plasticité de ses réponses et la disponibilité des professionnels qui le font vivre. En aucune façon, il ne rapt le travail des professionnels de la psychiatrie car il se situe dans une complémentarité, notamment au travers de cette prise en compte du domicile. Par ailleurs, l’APPUI complète le travail de soin proposé par le FAM qui propose une prise en charge en internat et externat. En quelques sortes, la négociation est réussie et à des places différentes et pour des raisons différentes, les tutelles comme nous, sommes satisfaits de la création de ce service qui propose un accompagnement spécifique. 

En conclusion : je faisais référence en introduction aux Fleurs du Mal qui, depuis 10 ans, poussent dans la terre médicosociale. Il est vrai que le contexte devient de plus en plus difficile : il s’agit bien sûr des aspects financiers et budgétaires, mais pas uniquement. La culture médicosociale s’étiole au fil des années et des transformations que les lois et réglementations dont je vous ai parlé ont introduites. La fragilisation du monde associatif va de pair avec la disparition du service public, c’est-à-dire avec une perte de la dimension symbolique que l’état garantissait jusqu’alors.

Nous sommes donc en risque de nous trouver pris dans des logiques analogues à celles qui œuvrent actuellement dans le sanitaire.

Mais encore une fois, n’oublions l’aspect nébuleux de ce secteur et tel un maquis, il est encore possible de s’y cacher, d’y résister et surtout de continuer à penser notre travail au plus près des besoins des personnes. Alors comme le dit le fabuliste Jean-Pierre Claris de Florian dans la morale de sa fable « le Grillon », « pour vivre heureux, vivons cachés », alors oui, vivons cachés et gardons-nous bien de vouloir rendre transparent ce secteur car c’est de la vie de nos institutions dont il est question.

 

Pascal Crété

Caen, le 2 décembre 2012

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