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>Bird et la loi du 5 juillet 2011

 

Imaginez le topo. Charlie Parker, dit Bird, « réside » sur la côte ouest des états unis depuis quelques mois. Il a décidé d’y vivre, tout comme Stravinsky et Schonberg, lui le grand saxophoniste « be-bop », mais les choses ne se passent pas comme prévu.  La drogue y est quasi introuvable et chère. Il doit boire plus qu’à l’accoutumée. Il dort dans des taudis. Il est mal fagoté, inconnu à Los Angeles, mal en point, sans le sou, un pauvre bougre noir. Personne ne sait qu’il est celui qui vient d’enregistrer une version d’anthologie du thème « Cherokee », la version qui donne le vertige et révolutionne le jazz. Il était un héros à New York, enfin à Harlem et sur la 52 ° rue, le voici plus rien à Los Angeles.

Son producteur le cherche. Il reste introuvable. Les copains partent à sa rencontre. De longues rues partent de la mer pour n’arriver nul part. Les voitures jouent parfois à poursuivre les pauvres vagabonds noirs au cours de rodéos macabres. On finit par le trouver et à le trainer dans la salle d’enregistrement. 

Le voici assis sur une chaise, le sax à ses pieds, perdu et absent. Il est en crise, en manque, et s’est « soigné » avec ce qui lui est tombé sous la main : du porto et des pilules . Le trompettiste entame un thème à un tempo d’enfer, un de ces tempos dont Bird se servait pour larguer les mauvais coucheurs. Pas de réponse, pas de Bird, il était incapable de suivre la logique qu’il avait lui-même inventée. 

Son producteur et son associé sont à la technique, derrière la vitre du studio. Le jeune frère de l’associé y est également. Il est psychiatre et fournit parfois de la méthadone. Il fait avaler 6 comprimés de Phénobarbital à Bird. Celui-ci finit par prendre son sax et bredouille « Lover man », une ballade, un tempo lent, les musiciens ouvrent et il va réussir à jouer. L’enregistrement est poignant, bouleversant, des salves de désespoir. 

Puis, c’est la descente aux enfers. Bird retourne à son hôtel. Il sort à plusieurs reprises de sa chambre, nu, comme souvent, réclamant auprès du concierge de pouvoir téléphoner à sa femme. On finit par l’enfermer dans sa chambre. De la fumée passe sous la porte. Sa cigarette brûle le drap. On appelle les pompiers, la police. Les policiers assomment ce grand gaillard qui s’est sans doute défendu. On l’attache, l’embarque. Les copains mettent plus de 10 jours à le retrouver. Il est en prison, en garde à vue psychiatrique, camisolé, en cellule.

Il est passible de 6 mois de prison au regard des faits mais un psychiatre expert a évoqué une aliénation mentale et des passages à l’acte de nature psychotique. Le juge doit statuer. Son producteur (blanc), le jeune psychiatre (blanc) tentent d’expliquer au juge la dimension du prévenu. 

Au bout de quelques jours, le juge ne croit pas en l’aliénation mentale de Bird mais prononce tout de même une hospitalisation à Camarillo, un lieu psychiatrique de soins. Il échappe ainsi de peu à la prison, et grâce à ses connaissances, à l’hospitalisation dans un des 2 endroits dont on ne sortait pas : des lieux pour malades psychiatriques dangereux dans lesquels les noirs ayant présenté des troubles du comportement se retrouvaient souvent. On y mourrait beaucoup, et pas de vieillesse.

Camarillo avait un programme de soins contre les addictions à la drogue et à l’alcool. Ce n’était pas du luxe concernant Bird mais de là à ce que cela dure 6 mois…. ? 

Il en sortira parce qu’un résident « crédible » californien s’est porté garant, une vieille loi dénichée par l’avocat de Bird. Les copains avaient commencé à imaginer une évasion.

Dans des circonstances pareilles, comment et pourquoi porter un diagnostic qui se voudrait définitif ou qui pourrait avoir des conséquences définitives ?

Bird se droguait, soit, mais pas tellement plus que la moyenne des boppers et essayez donc de souffler dans un sax huit heures par jour sans quelque stimulant ! Essayez juste une demi-heure ! Essayez de voir quel effet ça fait d’avoir révolutionné le jazz, de s’être tué à la tâche, d’être un très grand musicien, d’en être au fait  et d’être condamné à jouer des thèmes de 32 mesures dans des bouges enfumés pour un public d’alcooliques ! Le soi-disant destin des musiciens noirs. Comment jouer dans des jam-session de 2h à 6h du matin, les laboratoires du jazz, une fois que vous avez fini de faire danser les blancs, comme à Kansas City, sans prendre « un petit remontant » ? Le jazz y reprenait dès 9h le matin.

Bird pensait que la 52° rue à New York (la rue du jazz à Manhattan dans les années 40) s’écroulait avec la fin de la guerre parce que la police et l’armée avaient décidé d’y fermer tous les bars. Ils avaient effectivement tenté de le faire. C’est une grande partie de son univers que Bird voyait disparaître. Où jouer sa musique ? Bird se redoutait bientôt sans « home », sans scène, enfermé à Harlem, lui qui avait conquis l’Europe.

La 52° rue avait une arrière-cour : le club de Billy Berg à Los Angeles et c’est pourquoi il part pour l’ouest. Il y est inconnu du public, « sideman » et non soliste, sans le sou, en gros …. rien. Vous connaissez désormais l’histoire ; Il s’y écroule et c’est à ce moment là que l’on porte à son encontre un diagnostic. Etait-ce vraiment nécessaire ? Une crise doit-elle concentrer de tels jugements ? Est-ce « scientifiquement » légitime ?

Il a été diagnostiqué psychotique, aliéné, schizophrène, à deux reprises, à chaque fois au détours d’une crise existentielle aigüe ( la seconde fois après la mort de sa fille). En dehors de ces crises, Bird ne présentait pas de pathologie psychiatrique si ce n’est qu’il se droguait ….. comme la plupart des musiciens de jazz de cette époque. Cela n’empêchait pas un parcours d’exception.

C’était un surdoué, un génie musical, un visionnaire. Un noir, libre et entravé comme personne, qui fit gagner au jazz de nouveaux titres de noblesse.

Et pourtant, à coup sûr, de nos jours, Bird aurait « bénéficié » de soins sans consentement, pourquoi pas, mais aussi sans doute de soins en ambulatoire obligatoires s’il avait vécu en France. A défaut d’altérer la gamme, cela aurait altéré sa créativité et sa présence au monde. Imaginez : Bird sous neuroleptique retard toute sa vie pour deux crises de quelques jours, sans son consentement, sans sa collaboration à son traitement et surtout sans horizon partagé avec son thérapeute. 

Cette marque, un traitement obligatoire à domicile sous peine d’hospitalisation dans un lieu psychiatrique pour récalcitrants avec inscription dans un fichier, aurait donc sanctionné 2 crises pour une période indéfinie.  

Le juge avait choisi Camarillo pour Bird, un lieu de soin, mais que se serait-il passé si les copains avaient été absents, si un psychiatre de sa connaissance n’était pas intervenu : la prison ou un établissement dont on ne sortait pas.

Billy Holiday, Wardell gray, Howard McGhee, Bud Powell, Lester Young, etc….. n’ont pas eu autant de chance.

Ces 2 crises sont-elles ce qui caractérise le plus la vie de Charlie Parker ? Sont-elles isolables du reste de son existence et méritent-elles une sanction en tant que tel ?

 Le traitement obligatoire en ambulatoire étale en l’occasion sa démesure. 

Charlie Parker n’était pas commode et n’en faisait qu’à sa tête, Dieu merci. Il aurait balancé tous les conseils des « blanc-bec » qui auraient soi-disant désiré son bien. Que soupçonnaient-ils des conditions de vie d’un musicien noir, qui plus est d’avant-garde ? 

Son consentement se méritait et il savait de quoi il parlait.  La ségrégation, le « séparés mais égaux », les lois de 1894 , il connaissait jusqu’à plus soif.

La ségrégation aux USA ne reposait pas sur le principe de précaution à l’égard de la dangerosité supposée comme aujourd’hui en France mais sur la couleur de peau. 

Un Noir pouvait-il faire de la musique savante et porter le jazz à la dignité de la musique de chambre ? Un Noir était-il capable d’un tel degré de « civilisation » ?  Bird, en a payé le prix, mais a répondu à ces questions.

La ségrégation est susceptible de fausser bien des jugements et peut être même de rendre sourd…… Merci Bird.

Patrice Charbit

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>Présomption de dangerosité

Le projet de loi adopté en conseil des ministres le 26 janvier 2011 et qui sera discuté au Parlement le 15 mars prochain consacre une nouvelle notion : la présomption de dangerosité.


Les malades mentaux et plus largement les personnes ayant vécu une crise psychique grave vont, selon ce texte, expérimenter une nouvelle étape du principe de précaution. Il est question d’enfermer, de ficher, de neutraliser (y compris à domicile), de surveiller des citoyens dits potentiellement dangereux parce qu’ils auraient été l’objet de « soins psychiatriques » sans consentement. 


Sa prétention est d’éliminer un risque de passage à l’acte et de généraliser à cette fin un système de contrôle:  Il s’agit d’un bouleversement juridique et d’un enjeu démocratique majeur. Cette présomption de risque suffirait à déclencher des règles coercitives. Sa dérive est d’ores et déjà avérée puisque la population désignée n’est pas plus dangereuse que les autres selon toutes les études menées. 


Suivant les principes qui ont guidé la volonté de ségrégation d’enfants dès l’âge de 3 ans en fonction de leur violence future supposée, le gouvernement continue à développer son arsenal législatif. Il s’agit, avec ce projet de loi, d’établir des soins sous contrainte y compris à domicile et de réformer un texte sanitaire en un dispositif sécuritaire. 


Le vocabulaire utilisé et les mesures préconisées dans ce texte relèvent davantage du code pénal que du code de la santé publique.


Ainsi : « Lorsque les soins prennent la forme prévue au 2° (soins ambulatoires , pouvant comporter des soins à domicile), un protocole de soins est établi, PROTOCOLE, DONT LE CONTENU EST fixé par le conseil d’ETAT, défini le ou les types de soins, les lieux de leur réalisation et la périodicité des soins ».

Le conseil d’Etat est-il habilité à définir un protocole de soins ?

« les avis mentionnés au I et au II sont rendus après que le patient a été ENTENDU……  faisant obstacle à la COMPARUTION…. » 


S’agit-il d’un prévenu en garde à vue ou d’un examen médical ?


« autorisation de sortie accompagnée avec l’accord du directeur, celui-ci aura prévenu le représentant de l’Etat 48 h auparavant qui doit donner son autorisation… en cas de soins psychiatriques sans consentement avec hospitalisation».

 

Cela concerne-t-il un malade ou un détenu?


« A l’AUDIENCE, la personne est entendue( par le juge des libertés et de la détention), sauf si elle ne peut comparaître …….Dans ce cas le juge, d’office ou à la demande de l’intéressé, lui désigne un avocat pour assurer sa défense ».


Après la garde à vue, l’audience en jugement…..


« Le juge ne peut décider la main levée de la mesure qu’après avoir recueilli deux expertises établies par les psychiatres… ». 


Et pendant ce temps-là, qui soigne les patients ? Le psychiatre est-il un expert ou un soignant ? Le juge n’est-il pas réduit à légitimer un système ?


« le juge peut décider que l’audience se déroule avec l’utilisation de moyens de télécommunication audiovisuelle ». 


« Docteur, j’ai vu un juge à la télé qui parlait de moi…. J’avais même un avocat que je n’avais jamais rencontré pour me défendre! ».


« lorsqu’un patient est pris en charge sous la forme d’une hospitalisation complète susceptible de se prolonger au-delà de 15 jours, le directeur de l’établissement en est avisé par la transmission d’un certificat médical établi au plus tard le huitième jour de l’hospitalisation, certificat transmis au représentant de l’Etat,le juge des libertés et détention est saisi, il statue après débat contradictoire » 


Une complexité qui va fluidifier les hospitalisations ! La souffrance n’est-elle qu’une question administrative?


Au sein de toutes ces mesures, quelle place reste-t-il pour les soins ?


Le déroulement des 15 premiers jours d’une hospitalisation dans le cadre de soins sous contrainte, si ce projet de loi devait être adopté, ceci dans le programme « de la lutte contre les maladies et dépendances et la lutte contre les maladies mentales », deviendrait une scène juridico-administrative et les soins remis à plus tard alors qu’il s’agit d’une hospitalisation…


Imagine-t-on l’état du malade au milieu de toute cette agitation procédurière ?  


L’idéologie sécuritaire n’envahit-elle pas des pans entiers de notre quotidien au nom de notre protection ?


Patrice Charbit


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>Mais où est le DoudouSM ?

La réaction au discours du 2 décembre 2008 de Nicolas Sarkozy qui promettait une dimension répressive et ségrégative aux «soins» psychiatriques est le corollaire de l’ambition des «39 contre la nuit sécuritaire» à ce que soit maintenu et transmis un essor psychiatrique issu de deux siècles d’élaborations.

L’état de la psychiatrie ne cesse de se détériorer en France depuis 25 ans et la dimension « sécuritaire » du projet de réforme de la loi de 90 régissant les soins sous contraintes n’est que l’aboutissement d’un abandon, qui se veut définitif, d’une conception humaine du soin. Le point de bascule a été atteint au bout d’un parcours que nous sommes nombreux à dénoncer depuis maintenant des années.

Nous y voilà !

Un scientisme réducteur, soutenue par les pouvoirs publics, tente, avec un succès de plus en plus affirmé, de faire table rase d’une discipline, sans doute dérangeante ou pour le moins incongrue, dans le contexte de guerre économique et financière que nous connaissons.

Tout un savoir-faire est dénigré et peut être anéanti. La transmission devient de ce fait un enjeu majeur.

Cela mérite sans doute un détour du côté de ce que recouvre la transmission.
Une idée assez répandue voudrait que l’objet de la transmission soit purement un savoir. Une telle occurrence se limiterait à un transfert de dossiers. Il s’agit de toute autre chose. Le but d’une transmission se rapproche certainement plus de la fabrique d’un sujet, autrement dit d’une naissance à quelque chose.

Au sein de la relation du maître à l’apprenti ou à l’élève, au-delà de la dimension du savoir et de l’ignorance (y compris celle du maître), s’impose l’idée d’initiation. L’initiation est une autre naissance souvent fondue avec le passage à l’état adulte. Le savoir et ses carences ne sont en la matière que prétexte, qu’espace d’une nouvelle nomination, d’une accession à un nouveau statut. Il ne s’agit d’enseigner qu’à celui qui partagera aussi des valeurs.

Le savoir, la technique ne sont que le développement de cette nouvelle appartenance, de cette nouvelle famille.

Dans certains domaines, l’impétrant peut même recevoir un nom nouveau et contracter l’engagement de transmettre à son tour. Il y a donc du maître chez l’apprenti dès l’engagement de celui-ci. La transmission rime alors avec liberté et engagement.

Le candidat à l’initiation se retrouve donc à devoir inventer ce qui lui a été donné…. parfois susurré. Nous retrouvons là l’espace transitionnel que décrit Winnicott.

La transmission concerne bien plus la naissance d’un sujet à un nouvel espace que le transfert ad integrum d’un savoir. Il n’y a qu’à mesurer le degré d’ignorance qui peut être transmis en l’occurrence pour s’en convaincre. Ce qui importe est l’accueil d’un nouveau membre. Bien entendu se dessine dès lors un parcours balisé par le manque. Le manque, ça ouvre des perspectives…. et le style de cette confrontation n’est pas indifférent ; se détacher pour une part des mimiques du maître, faire sienne certaines autres, ce qui signifie qu’un certain tri a été fait dans la transmission, tout cela consomme qu’une transmission se revendique..

Par ailleurs, le « tourisme dans la transmission » n’est pas à écarter. Il s’agit même d’une notion centrale. Afin d’insister sur le nécessaire détachement du maître, d’éviter des identifications stérilisantes et excessives, aller fréquenter d’autres savoir-faire, une fois les bases acquises, peut se révéler précieux. Se libérer du maître auquel on s’est aliéné est une perspective à inscrire dès le début du processus. C’est là une condition de la transmission surtout si ça laisse des traces. Un architecte appellerait ceci des fondations. S’il est difficile voire impossible de jouir de sa liberté, jouir d’une libération du maître auquel on s’est aliéné se révèle non négligeable.

Le transitionnel est l’espace de jeu à travers lequel une séparation s’opère.

Winnicott nous indique qu’à partir d’une première phase quasi fusionnelle, empreinte de subjectivité, va intervenir une objectivation de l’objet qui va faire séparation. Se joue une première distinction de l’objet, en tant que différent du moi de l’enfant. Limiter la subjectivité, en dessiner les contours par une différenciation objectale, la clinique montre combien cela peut être utile. Puis, l’enfant apprendra à être seul en présence de sa mère ce qui signifie que, si tout ne se passe pas trop mal, il ne sera plus jamais seul et portera en lui des constructions lui permettant d’affronter la solitude…

Il n’y a qu’à regarder un objet transitionnel pour observer combien la destructivité, la violence l’agressivité, la détermination participent du processus.

Le doudou est en charpie, puant, perdu et retrouvé contre vents et marées. N’importe quelle caissière de supermarché normalement constituée suspendra toute activité face à ce bout de chiffon perdu et dont elle connaît la valeur. Il s’agit d’un trésor inaliénable dont seul l’enfant peut décider de se séparer un jour sans drame puis l’expédier dans les greniers de la mémoire.

L’enfant invente le Doudou, l’élit, lui confère son statut et le démolit suffisamment pour être inimitable. Un débris singulier. La destruction en la matière est foncièrement créatrice.

De la même façon, la pratique à transmettre doit être assimilée puis détruite avant d’être inventée à nouveau. D’ailleurs, n’est-elle pas incomplète, truffée d’ignorance ? C’est ce qui explique la transe du maître, si j’ose dire, quand il observe ce que son petit protégé ose faire de son savoir, qu’il tient lui-même de son maître vénéré et qu’il chérit comme un enfant. L’apprenti n’en fait qu’à sa tête et ignore toute vénération qui n’est pas encore de son âge et pas follement créatrice non plus. Et puis appuierait-il malgré lui, dès qu’il a un tant soit peu d’expérience, sans trop le savoir, là où ça fait mal, à savoir là où se concentre du refoulé ?

Ce savoir doit être découpé en lambeaux, mâché puis digéré, pimenté à toutes les sauces en présence de coreligionnaires et du maître, afin que l’apprenti puisse enfin se l’approprier sous une forme assimilable. L’apprenti-sorcier doit passer par des catastrophes potentielles et des démesures mais sous un œil protecteur, jusqu’à ce qu’il sache voler de ses propres ailes. Cette transmission nécessite du maître et des alter-ego. «S’autoriser de soi-même et de quelques autres» trouve sans doute là son fondement. On ne pose pas les mêmes questions à tout le monde, on ne choisit pas le moment de comprendre et bien des reconnaissances sont nécessaires. Elles sont de différentes sortes. Encore un point en faveur d’une construction plutôt que d’une livraison d’un savoir clef en main.

Il y a donc nécessité d’un passeur qui soit objectivable, dont on puisse se différencier et se libérer, d’un savoir à parfaire, destructible et digérable, d’une ignorance palpable, d’un « initiant » qui laisse libre cours à son engagement, à sa violence et à ses capacités d’ingestion, si possible en réunion et d’un contexte socio-historique qui ait encore l’utilité de sujets d’un savoir spécifique. C’est là l’espace du politique, de l’amour, de l’adoubement, éventuellement du trauma, de la vérité, même si cela conduit à dire pas mal de bêtises, et de l’inconscient qui n’est pas fait pour rester les bras croisés.

Alors, qu’en est-il de l’aire de jeu psychiatrique au sein de laquelle nos jeunes collègues doivent advenir ? Quelles sont les possibilités de désintégration-réinvention du savoir et des pratiques en vogue ou nouvellement installées ? Le DSM peut-il être subverti en DoudouSM qui puisse lui permettre une réelle efficacité ?

Le moins que l’on puisse dire est que les protocoles sont coriaces, qu’ingérer le « F20.0 de la classification CIM » censé résumer la vie d’un schizophrène, afin de l’insérer dans un processus dialectique réclame beaucoup d’imagination, que passer sa vie à donner la main à un phobique dans l’ascenseur ou devant une photographie de serpent demande beaucoup d’abnégation ( cf les thérapies comportementales des phobiques).

S ‘agit-il d’affiner une théorie ou d’attendre le DSM «up to date» fruit d’une négociation entre lobbies ?

Que penser de l’appropriation d’une pratique qui consiste d’emblée à avoir peur, à neutraliser un patient, l’attacher sur un lit, le boucler dans une chambre d’isolement, vérifier les caméras vidéos de surveillance, monter des clôtures, couper les arbres dans les cours, déclencher l’alarme dès qu’un patient monte le son ou vous effleure ? Qu’attendre de soignants auxquels a été enseigné que le dire du patient est le fruit d’une tare génétique, que mieux vaut commencer le dossier informatique pendant qu’il vous cause ? Que toutes ces paroles sont nulles et non advenues, forcloses ?

Quel sujet soignant tente-t-on de faire advenir ainsi ? Quel personnage pourra-t-il en naître ?

Il reste à témoigner que d’autres «aires de jeu psychiatriques» existent et à subvertir autant qu’il est possible le DoudouSM.

Patrice Charbit

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>Abandon sur ordonnance

Le gouvernement prépare pour cette rentrée une réforme de la loi de 1990 qui régissait jusque-là les modalités d’hospitalisation sous contrainte en psychiatrie. Hospitaliser sous contrainte, apanage de la psychiatrie, peut s’avérer nécessaire à protéger le patient de lui-même en période de crise, mais aussi à éviter les conséquences de troubles du comportement et de passages à l’acte.

Les crimes commis par des patients en état de démence, bien que surmédiatisés, sont rares voire rarissimes (Il y aurait autour de 5 crimes par jour en France, essentiellement commis en famille ou entre amis…90% des crimes étant élucidés par la police, les statistiques sont à la portée de tout observateur honnête …..) Les malades mentaux ne sont non seulement pas plus dangereux que les autres (ce qui est confirmé par une inévitable étude américaine), mais seraient, en revanche, bien plus exposés à la violence de leurs concitoyens.

Toutes ces observations viennent confirmer ce que tout praticien en psychiatrie sait depuis toujours, à savoir que les malades mentaux sont des êtres fragiles qu’il s’agit de protéger attentivement lors de la traversée de passages difficiles. La folie meurtrière relève de la marge et ne peut donc être au centre d’une politique de soins.

Le point saillant de la réforme proposée est la notion de « soin sans consentement ». « L’hospitalisation sous contrainte » de la loi précédente est ainsi remplacée par le « soin sans consentement » duquel pourrait éventuellement découler une hospitalisation après 72 Heures d’observation dans un centre ad hoc. Jusque-là, le patient était contraint aux soins pendant la durée de sa décompensation et dans le cadre d’un hôpital. Ce projet de loi inclurait désormais une obligation de soin à l’extérieur, y compris quand le patient est stabilisé. Il s’agirait de prévenir un malaise potentiel, sous contrainte. Le modèle fantasmé de traitement du patient dangereux est ainsi généralisé. La psychiatrie engendrerait de la sorte des citoyens particuliers, dont le statut serait calqué sur le modèle de la liberté conditionnelle, rivés à leurs droits par un bracelet chimique car, dans la pratique, cela se résumerait à l’obligation mensuelle de se faire injecter un neuroleptique retard avec menace d’hospitalisation en secteur fermé en cas de refus ou de non présentation au rendez-vous. Rêve-t-on qu’un patient réellement en phase dangereuse se rende si facilement à ses rendez-vous ?

Il s’agit d’une sédation obligatoire, étendue, dont les dérapages sont facilement imaginables. Le gouvernement veille à ce que les neuroleptiques soient pris et entend résumer les soins à cela. La dangerosité pour soi-même n’est pas même évoquée et le trouble à l’ordre public est prégnant. Alors que le risque suicidaire est la principale menace et le motif courant des mesures d’urgence, celui-ci n’apparaît pas dans le texte. Le motif de cette loi est donc sécuritaire et non sanitaire car le centre de ses préoccupations n’est pas de soulager une souffrance mais de veiller à un certain ordre public, sous couvert d’une efficacité bien théorique.

Il reste vrai que maltraité, attaché sur des lits d’hôpitaux, emprisonné ou abandonné à la rue, désigné à la vindicte populaire, obligé à des injections anonymes, assimilé à une tare génétique et pourquoi pas une erreur de la nature, le citoyen souffrant de troubles psychiques et sa famille pourraient faire part de leur mécontentement. Le gouvernement prendrait-il les devants avec un outil sécuritaire maquillé en entreprise de soins ? Une piqure chaque mois est-elle censée condenser toute la politique psychiatrique et masquer l’état de délabrement de l’appareil de soins ?

Ce projet de loi ne dit pas qui va courir après les 700 000 candidats à l’injection chaque mois, ne dit pas qu’un traitement est d’autant mieux accepté qu’il se situe dans une perspective de soin et non de coercition, ne dit pas qu’un traitement neuroleptique retard est tout à fait insuffisant à la prise en compte des pathologies qu’il concerne, ne dit rien du manque chronique de lits d’hospitalisation ou de structures extra-hospitalières. Selon ce projet, l’alliance thérapeutique avec le patient doit laisser place à la soumission obligatoire à une chimiothérapie sous peine d’enfermement, alors que tout traitement nécessite la collaboration du patient. Or les places d’hospitalisation manquent. De malhabiles technocrates rêveraient-ils d’une psychiatrie au rabais, sous-équipée, fonctionnant à la menace et osons le mot, pour « de sous-malades » ? Droguer, comme dans les prisons, pour faire régner le calme, reviendrait, pour ce qui nous concerne, à proposer aux patients des camisoles chimiques en enfermant dehors…. Pas de soin mais du silence. Une insulte.

Les malades, leurs proches, sont donc de plus en plus malmenés et ne sont plus des citoyens ayant accès à des soins dignes de ce nom alors que ceux-ci existent. Cette sous-citoyenneté n’est-elle pas l’indice d’un phénomène plus généralisé et l’attitude du gouvernement à l’égard de la maladie mentale n’est-elle pas le reflet du nouvel équilibre des pouvoirs au sein de notre société ?

Il serait illusoire, bien évidemment, de croire qu’une telle atteinte à la citoyenneté laisserait indemne le reste de la population. Tout d’abord parce que personne n’est à l’abri de troubles psychiques et est donc candidat à d’éventuels soins sans consentement mais aussi par ce qu’il convient d’insister sur ce qu’un tel projet vient dire de la structure actuelle de l’Etat français.
Un Etat fort, républicain, n’a aucun besoin de sous-citoyens et assume ses fonctions régaliennes (soins, justice, éducation, sécurité, culture, recherche, insertion, etc….)

Au sein d’un Etat fort, « l’exception à la française » d’il y a quelques décennies par exemple, le jeu du pouvoir est vertical et l’aversion des luttes horizontales qui favorisent les groupes de pression et desservent autant qu’ils inventent les minorités est religieusement établi. Un Etat fort protège un citoyen et lui enjoint des devoirs alors qu’un Etat faible favorise les communautarismes et organise les rapports de force dont il est le reflet.
La psychiatrie est particulièrement sensible à cette prépondérance de l’Etat.

Plus encore que les autres spécialités médicales, elle se montre dépendante de conditions politiques, ne serait-ce que dans l’organisation des soins. (cela va bien plus loin, mais ce n’est pas le sujet du jour). Alors qu’un Etat fort soigne avec les moyens dont il dispose, un Etat faible organise un espace de concurrence entre différents acteurs que sont, aujourd’hui pour la psychiatrie, lobbies industriels, religieux et sectes, médecines parallèles, médias, assurances, conseils juridiques, associations de consommation, ONG, etc. Il suffit d’un tant soit peu d’attention pour observer comment chacun se place sur ce « marché ».
Nous assistons au quatrième grand tournant de l’histoire de la psychiatrie. Celle-ci s’étale sur deux siècles.

1. La loi de 1838 consacre la victoire des psychiatres sur les juristes, les charlatans et les prérogatives de l’Eglise, dans le domaine de la santé mentale, en créant des lieux de soins laïques, spécifiques, à l’abri d’une justice expéditive, en collaboration avec les préfets. C’est la naissance des asiles psychiatriques. Les conservateurs appuient le projet parce qu’ils y voient une caution scientifique à l’isolement des déviants. Le traitement spécifique, « le traitement moral » de Pinel, n’y sera au bout du compte jamais appliqué et les asiles se cantonneront à être des lieux d’enfermement indignes. 100 000 internés au début du XX° siècle, les lettres de cachets monarchiques feront figure de « pratiques d’amateur » en la matière….. mais le domaine de compétence des psychiatres est défini. La psychiatrie républicaine née en 1801 de la plume de Pinel devient incontournable.

2. La troisième république, dans sa lutte acharnée contre L’Eglise, tente d’installer durablement le régime contre les monarchistes et s’appuie sur les psychiatres. La naissance des « psychothérapies » autour des années 1890, autorise ceux-ci à étendre leurs activités en dehors de l’asile, dans des cabinets privés, et permet l’ouverture vers la société civile. Un nouveau corpus scientifique, prenant acte de l’existence d’un » inconscient », démystifie l’hystérie et offre à L’Etat républicain un allié sûr dans sa lutte contre l’obscurantisme religieux de tendance monarchiste. Possession et démoniaque avaient fait long feu. L’asile, pour sa part, reste grosso modo ce qu’il était mais sa laïcité se confirme et l’idée de dispensaires commence à poindre ici ou là.

3. Le développement de la psychothérapie institutionnelle après la deuxième guerre mondiale projette de faire des asiles de réels lieux de soins, de soigner à proximité du lieu de résidence du patient, de favoriser l’insertion dans la cité. C’est une dénonciation de l’univers concentrationnaire de l’asile qui, dans une toute nouvelle approche, s’appuie sur les concepts issus de la résistance, les conquêtes sociales, « l’Etat providence » (la République qui s’occupe de ses enfants), le développement de la psychanalyse puis, plus tard, de la chimiothérapie. Il ne s’agit plus d’isoler voire de punir mais de privilégier la qualité du lien et la proximité. Tout le territoire français a ainsi été découpé en secteurs comme la République l’avait été en départements. « La parole et le soin à moins d’une journée de cheval du lieu de résidence ». Il s’agit d’une conception démocratique du soin.
La réussite de cette politique a été contrastée, relative aux initiatives locales des médecins chefs de service de ces unités. Elle réclamait une « inventivité adaptative » qui n‘a pas toujours été au rendez vous, et, par ailleurs, la fermeture de lits hospitaliers qu’elle a autorisée n’a pas été compensée par un financement équivalent des structures extra-hospitalières. Cette conception relève de facto d’une volonté politique.

4. Depuis les années 80 du siècle passé, nous assistons au quatrième tournant historique de la psychiatrie.
Le « marché », l’idéologie néo-libérale, la communauté européenne, différentes instances mondiales, les moyens de communication modernes, les nouveaux dogmes économiques et moraux, le communautarisme, poussent à une unification des modes de gouvernement et à la déchéance de la force de l’Etat.
L’équilibre entre Etat-nation, pouvoirs régaliens de l’Etat, place du citoyen, modalité des échanges commerciaux, mondialisation, nécessités démocratiques et influence des lobbies reste introuvable.

La psychiatrie actuelle est le reflet de cette situation. Nous assistons en effet à la construction d’une « bulle psychiatrique », aussi solide que ses équivalents financier ou immobilier, construite autour de ce qui reste une hypothèse de recherche, probablement fausse par ailleurs, à savoir l’origine génétique des troubles mentaux. Au nom de cette hypothèse, tout l’édifice psychiatrique existant est progressivement détruit. Les composantes sociales et psychanalytiques du dit édifice ne sont surement pas étrangères à ce déchainement de violence tant l’idéologie en cours privilégie la concurrence et « l’auto-entreprise de soi » plutôt que la qualité du lien.

Les nouvelles psychothérapies d’Etat participent du même phénomène. Il s’agit partout de ronger l’influence freudienne, et la génétique des troubles mentaux restant introuvable, de porter le fer sur son terrain, d’où l’alliance avec le cognitivo-comportementalisme.
L’Etat d’aujourd’hui veut une psychiatrie à ses ordres, de l’hôpital-prison au cabinet de psychothérapie de ville, en passant par l’obligation de soins injectables.
Le citoyen, ou ce qu’il en reste, est sommé de s’adapter et de soigner sa « résilience ». Le malade n’a qu’à s’en prendre à ses gènes, abandonné.

Dr Patrice CHARBIT, pour le collectif des 39

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