Pas de Canada pschy’t pour les peintres Haïtiens ?

« L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma sœur, était mon père » Franz Fanon

Imaginons un monde où règnerait un déni de la castration. Un monde régit par « ça n’existe pas ». Une société qui, par exemple, dirait : « le collectif, ça n’existe pas ». Cet univers est celui de la foule solitaire, celui de l’isolement à tous les étages. Ici tout est auto : autonomie, autoformation, autoévaluation, autorité, voire autoroute et autopsie. C’est là que le Canada Pschy’t pointe le bout de son nez. Dans les années 70, des publicitaires présentaient une boisson post-prohibition transférée dans de vieilles tractions. Le slogan scandait : « ça a la couleur de l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool ». Au voulant pas d’Al Capone, il est mort depuis bien longtemps. L’époque n’est plus à la prohibition, quoi que, mais assurément au marketing qui se soutient de la théorie des pulsions. Merci tonton, ça marche (Bernays, 1928) cf note 1 ! Les ventes augmentent. Le public adhère. C’est drôle, ça a le goût de l’interdit et c’est sans risque, croit-on, puisque tout est secure, zéro défaut.

À grand renfort de Com’, même chez les Psy, un système Canada Pschy’t, c’est comme la traction de l’époque de la prohibition dans la publicité, ça à la saveur romanesque du parfum de l’interdit mais c’est plus moderne et plus ambitieux. C’est plus vaste qu’un quartier, ça prend tout un territoire. Exit, le lien intime au social et la relation de proximité dans la continuité. L’époque est à la mégapole. La ville s’éclipse. Les communautés de communes sont dans le vent et maintenant que l’alcool n’est plus prohibé, on peut boire du tonic à loisir aux quatre coins du monde. 

Seulement le Canada Pschy’t, ça laisse un goût amer et son idéal d’autonomie éradique jusqu’à la promesse d’une émancipation. Exit, le travail du collectif comme environnement culturel, non réductible au réel du groupe, et qui tend à s’opposer au cru de l’inhumain. Traiter l’institution avant de prétendre prendre soin de quiconque ? Inutile, supprimez l’institution et il n’y aura plus de problème que des solutions. Adieu donc les graines de générosité semées par le travail acharné de nos aînés Ginette, Lucien, Michel, et autres Edmée, Philippe ou Paul Claude. Reste l’ivraie qui, presque incidemment, peut se lire comme une invitation à l’idolâtrie (Caria, Arfeuillère, Loubières, Joseph, 2014). Le Canada Pschy’t, « ça a la couleur de la psychiatrie de secteur, mais ce n’est pas le secteur ». Chacun est alors réduit à la recherche de sa propre contenance psychique, à laquelle est confisqué le bénéfice de notre participation à une contenance de groupe (Anzieu, Martin, 1968), cet ingrédient pourtant incontournable dans le processus d’humanisation. Pour faire passer tout ça ? Une politique de formation arrosée à la sauce Canada Pschy’t, qui devient quasiment une entreprise de salut public en cherchant à promouvoir la bien traitance et à prévenir la mal traitance dans une société de Good Citizens, aurait pu dire le président Reggan.

Pendant ce temps, le corps social, patients, professionnels, familles, passent à la trappe dans une chambre de soins intensifs : derniers cris. Même à grands coups d’éducation thérapeutique, trop de tonic tue et pas seulement les diabétiques. L’éducation thérapeutique prône la prise en compte de l’environnement et de l’entourage du patient (Devereux, 1956) cf note 2. Retravailler, revenir à la question de la proximité et de la continuité dans le processus d’humanisation, dans le rapport psyché-culture (Devereux, 1970), certes. Mais est-ce bien de cela dont il s’agit aujourd’hui ? Prendre en compte la personne dans son environnement et avec son entourage : de quel entourage s’agit-il dans les récentes traductions ? Dans les nouvelles organisations mises en place, il n’y a plus ni frère, ni sœur, ni mère, ni père, ni oncle, ni tante, ni grand-mère, ni grand-père. La différenciation des statuts, rôles et fonctions est sacrifiée sur l’autel de l’indifférenciation au nom de la doctrine de la « démocratie sanitaire » tandis qu’est promu l’aidant familial, ce bénévole qui pallie la disparition et le morcellement des postes de cliniciens dans les établissements de soin et les centres médico-sociaux.

L’époque est celle d’une épidémie chez les cliniciens : d’abord, les infirmiers de secteur psychiatrique. Espèce non protégée, elle est en voie d’extinction depuis l’arrêt de la formation dans les années 90. L’épidémie s’étend à tout le genre Psy. Les formations cliniques référées à la psychiatrie française classique et aux sciences humaines, y compris nord-américaines, sont démantelées au nom du changement et de la modernité. Pédopsychiatre, psychanalyste, psychiatre, psychologue ? Circulez, vous êtes obsolètes voire dangereux, prenez plutôt un peu de Canada Pschy’t ça ouvre des perspectives, comme la quinquina à son époque ! Même avec toute la bonne volonté des jeunes générations, chez les infirmiers diplômés d’état et les autres paramédicaux voire chez les assistants socio-éducatifs, chez les internes et les étudiants en psychologie aussi, lorsque les formations notamment celles universitaires ne sont plus articulées à des stages longs sur le terrain et que l’élaboration collective n’est plus considérée comme une composante de la pratique clinique, ça ouvre quoi comme perspectives ? La perspective d’un emploi de prestataire de service rémunéré à la tâche qui réintroduit le statut de tâcheron ?

En toile de fond à l’hécatombe des cliniciens et des pratiques cliniques, dans le giron d’établissements de santé spécialisés en psychiatrie, les bulles de Canada Pschy’t scintillent. Elles se font bruissement d’un relent de discours positiviste, celui-là même qui a servi le racisme scientifique du XIXème siècle en France et ailleurs. Le discours positiviste revient à l’avant de la scène. Il énonce avec ardeur : exit le soin relationnel ; vive le dieu IRM, c’est l’avenir, le gage du progrès en psychiatrie. L’expertise médico-légale va faire parler les cerveaux des malades mentaux morts. C’est un des ambitieux projets que caresse, énonce et permet la mutualisation des budgets dans les Groupements Hospitaliers de Territoire. Déjà, la Mecque d’antan de la psychiatrie pourrait bien se surprendre à rêver d’être reconnue centre expert post-mortem. Economie, économie : moins de cliniciens à rémunérer, davantage d’investissements dans l’avenir grâce au transfert, au transfert de budgets dévolus au personnel vers les lignes permettant d’acheter un nouvel appareil d’Imagerie par Résonance Magnétique qui fera parler les morts sous l’étendard de la non stigmatisation des malades mentaux et de leur égalité dans l’accès aux soins. Egalité post-mortem, il va sans dire.

Sidérante, cette ambiance de science fiction intime et martèle de ne pas vivre dans le passé mais d’aller de l’avant sans peur et sans regarder derrière soi. Néanmoins, je ne peux me défaire de ces mots du philosophe Georges Santayana que m’a transmis Eugène Enriquez : celui qui refuse l’histoire est condamné à la répéter. Et en psychiatrie, l’histoire et ses drames ont la puissance d’une tragédie grecque. Ce tourbillon nauséabond soulève le cœur. Trop de Canada Pschy’t et c’est l’écœurement qui tue jusqu’au désir. Le spectre de la psychiatrie rode. Son histoire se confronte de manière récurrente à une soif d’objectivation de la psyché et de la culture. De nouveau, cette soif est d’actualité, attisée par la saveur douce-amère du Canada Pschy’t. Cependant, des rires, des cris, du cœur, des larmes, de la violence, du jeu, de l’amour, des haines, des relations, des ruptures, des paroles, du corps, de la poésie, une pensée qui se met en œuvre, une histoire et un avenir collectifs, la psychiatrie de secteur y a puisé la force de ses principes d’accueil et de traitement psychique. Elle rappelle depuis ses débuts que le soin, comme l’existence humaine, nécessite une continuité relationnelle et se fonde dans la relation ; que la condition humaine est une complexe intrication du biologique, du psychique, du social et de la culture (Legendre, 1985), intrication qui requiert une approche transdisciplinaire (Chartier, 2012).

A chaque fois, en psychiatrie, ceux qui sont encore vivants se relèvent au nom de la créativité aux prises avec les aléas d’une parole vivante, partagée à plusieurs, dans une organisation du travail collective, transversale et matricielle, révélatrice d’une conception de l’être humain. Parole vivante, existante qui invente, s’invente et réinvente la promesse d’une rencontre en réponse à la mise en souffrance psychique, physique, politique, sociale et culturelle qu’est aussi l’isolement au travail. Au nom de la promotion du travail psychique, de la promotion du plaisir et de la prévention de la tristesse au travail, toutes les teintes de l’existant parlant, failles comprises, continuent à se tisser dans la vie des équipes de soin. Depuis cet espace humain d’accueil créatif se cultive la singularité de chacun, professionnels, patients, familles tutoyant aussi fantômes et revenants, notamment lorsque les ancêtres n’ont pas été honorés

Au lendemain du ravage d’Haïti, Dany Laferrière disait que ceux qui sont encore vivants se relèvent et ajoutait « je suis du côté des peintres haïtiens, qui sont capables de peindre des paysages colorés quand tout est désolation autour d’eux ». Des plus vives aux plus sombres couleurs de la psychiatrie se dessinent et se projettent une époque mais aussi notre humaine condition aux prises avec nos inventions pour le meilleur et pour le pire. Dans les pratiques issues de la politique de secteur psychiatrique, ces couleurs sont présentes des ateliers d’arts plastiques aux instants où elles se font plus discrètes, en demi teintes entre deux portes, quand une personne en passant nous dit : « vous savez ici, je peux être moi-même ». Toute la palette chromatique de l’humanité et de la culture vient jouer sur cette scène. Encore faut-il être là, que des cliniciens soient là, attentifs pour accueillir, voir, entendre, sentir jusqu’à la plus inquiétante étrangeté de notre condition de mortel avec ou sans l’ombre d’un Pschy’t.

Pour les cliniciens de tout poil, tant que nous aurons plaisir à partager ces quelques graines semées de-ci de-là, parfois germées, nous continuerons à cultiver ce jardin au gré des saisons et des intempéries. Joli métier, difficile aussi, que celui qui requiert la générosité, au sens de la force d’âme servie par ce sel indispensable que sont la poésie, l’humour et le jeu. Là où le Canada Pschy’t surfe sur la prohibition et la sécurité, souvenons-nous avec l’homme de Radio-Paris ment que « face au monde qui change, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement ». On ne force pas un chameau à boire, ni même un âne, s’il n’a pas soif, à moins d’y ajouter du sel, précise le proverbe. Alors pas de Canada Pschy’t pour les peintres Haïtiens mais une culture polychrome. Une culture qui s’autorise au pas de côté face au drame et qui invite à penser avec André Isaac que « si la matière grise était plus rose, le monde aurait moins d’idées noires

Isabelle Mayeux      Corbeil-Essonnes, le 8 mai 2016

Notes de bas de pages:

  1.  Bernays E., 1928. « Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie ». Paris: La Découverte, 2007. Texte intégral en ligne : Préface Normand Baillargeon 2004 : Zones /Edward Bernays 1928. Edward Bernays est l’American Freud nephew. Neveu croisé, il a contribué à faire traduire et à publier l’œuvre de Sigmund Freud aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, Edward Bernays est aussi reconnu pour être le père du marketing. Il étaye ses développements sur la notion de pulsion en se référant à Freud. En 2004, la version numérisée de Propaganda est préfacée par Normand Baillargeon et s’ouvre par une citation de Noam Chomsky : « La propagande est à la démocratie ce que la violence est à un État totalitaire ». 

  2. Devereux G., 1956. Therapeutic Education : Its theoretical Bases and Practice. New-York: Harper & Brothers. Cet ouvrage n’est accessible dans aucune bibliothèque de France ou de Navarre. Toutefois, il est encore possible de l’acheter : les bibliothèques universitaires nord-américaines vendant leurs livres. Je garde précieusement mon exemplaire estampillé en lettres gothiques : Library of the University of Nebraska, AGRICULTURE 

    Bibliographie

    Anzieu D., Martin J-Y., 1968. La dynamique des groupes restreints. Paris: PUF, 1994.

    Bernays E., 1928. Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie. Paris: La Découverte, 2007. Texte intégral consultable en ligne : Préface Normand Baillargeon 2004 : Zones /Edward Bernays 1928.

    Caria A., Arfeuillère S., Loubières C., Joseph C., 2014. Passer de l’asile à la cité, de l’aliéné au citoyen : un défi collectif. Destigmatisation et environnement politique. Editions Psycom.

    Chartier JP, 2012. De la pluridisciplinarité à la transdisciplinarité. Cliniques 2012/1 (n°3) p.96-114

    Devereux G., 1956. Therapeutic Education : Its theoretical Bases and Practice. New-York: Harper & Brothers.

    Devereux G., 1970. Essai d’ethnopsychiatrie générale. Paris: Gallimard, 1977.

    Fanon F., 1952. Peau noire, masques blancs. Paris: Seuil, 1995.

    Legendre P. 1985. L’inestimable objet de la transmission. Fayard, Paris.

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