Handicap partout, soins nulle part

Carlos Parada, Psychiatre

Double page Débats coordonnée par Nicolas Dutent et parue le mardi 25 octobre dans L’Humanité.

Crétin, imbécile, stupide, schizo, débile, dément ou parano, triso, taré, maso et psychopathe ! Voilà bien des quolibets qui ont transité entre la médecine et le langage quotidien. Dans les cours de recréation, autiste est déjà une insulte banale. Le transfert des mots d’un domaine à un autre est courant et c’est ce qui se passe dans une catachrèse. Dans la clé USB, il n’y a ni clé ni serrure. Une table n’a pas plus de pieds que n’a la lettre. Votre scie n’a pas de dents, comme le métro n’a pas de bouche. Notez que dans ces formulations, nous ne rendons plus compte du détournement d’un mot de son usage d’origine. Transposé du social au champ clinique, en psychiatrie, le handicap a la valeur d’une catachrèse (observation inspirée d’une observation de Roland Gori sur un tout autre thème). Il y a peu, ce mot portait une vague notion anglaise, philanthropique et sociale. Il a gagné le domaine fragile du soin psychiatrique d’aujourd’hui. Il remplace ce qui était nommé autrefois comme déficience, retard mental, inadaptation, inhibition, problème psychologique, etc. Cette expansion du domaine du handicap sur le soin psychique est loin d’être anodine et mérite réflexion.

De nos jours, le soin psychiatrique ne vaut plus grand-chose. C’est pourquoi plusieurs de ses institutions et hôpitaux sont bradés et démantelés. Autant de signes d’une crise de légitimité que traverse la psychiatrie de notre époque. Nous connaissons bien les mises en cause visant les abords psychologiques, telle la psychanalyse, dans leurs prétentions thérapeutiques. Ailleurs, ce n’est guère mieux. Malgré leur large diffusion, les traitements psychotropes déçoivent également. Soixante-dix ans après son « invention », la psychochimie ne guérit toujours pas et n’a toujours pas trouvé la cause de la folie tant promise. Le nouvel espoir provient désormais des images informatisées desdites neurosciences et des micropsychochirurgies. Cette crise de légitimité et d’efficacité de la psychiatrie classique et sa conséquente dévaluation ont laissé place à l’expansion du domaine du handicap. Mais, au fait, où est le problème ? Nous pouvons en indiquer au moins deux.

La ségrégation médicale : si désormais la médecine mentale intervient plus dans la vie en société du patient, elle stigmatise d’avantage une marge considérable de la population. Ceci est très palpable à l’école. Nous assistons à une médicalisation outrancière de l’échec scolaire par la transformation des difficultés pédagogiques, sociales, familiales en anormalité, et la différence en handicap. C’est ainsi que, à coup de certificats psychiatriques, des milliers d’enfants en difficulté sont traités comme handicapés à l’école. Si l’idée de handicap (venue du social) gagne la psychiatrie, celle-ci, à son tour, avance masquée dans la cité, détournée et instrumentalisée.

La relégation médicale des incurables : plusieurs lieux de soins d’autrefois, comme les hôpitaux, se voient tout simplement fermés ou transformés en lieux d’accueil où il n’y a ni soins (ou presque) ni malades mentaux. Une fois chronique et incurable, le patient psychiatrique devient un handicapé et se voit prié de quitter le champ du soin pour être gardé ou « pris en charge ».

Soulignons que ces deux réponses, ségrégation et relégation médicales, outre l’économie visée, se passent absolument de l’ambition de soin. Dans sa mise en place, le psychiatre est convoqué pour donner sa caution, renoncer au rôle soignant pour devenir expert. Le médecin sert ici à la validation du dispositif; il doit non plus traiter, mais attester, certifier, orienter ou faire le tri. Poussée à l’extrême, cette logique aboutirait à « handicap partout, soins nulle part ».

Dernier ouvrage paru : Toucher le cerveau, changer l’esprit, éditions PUF.

 

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