> Gaetano Benedetti

Gaetano Benedetti vient de mourir et sera enterré à Bâle le 13 décembre

Pour ceux qui ne le connaitraient pas, son œuvre importante se trouve traduite par Patrick Faugeras et publiée aux Ed ERES.
Bien sur “La mort dans l’âme” qui l’a fait connaitre en France, et aussi un très bon entretien avec Patrick Faugeras “Rencontre avec G.Benedetti” (ed ERES) qui est une excellente introduction à son œuvre.
Il a été une source d’inspiration pour nombre de thérapeutes de psychotiques, et en particulier Françoise Davoine et Jean Max Gaudillière qui en parlent abondamment dans leurs ouvrages.
Il nous laisse ses livres et son expérience à transmettre.
En hommage à Gaetano Benedetti nous publions, avec son accord, un texte de Patrick Faugeras qui constitue la préface d’un livre à paraitre chez ERES : “Entretiens sur la schizophrénie”.
Ce texte a le mérite de situer très précisément les enjeux de l’œuvre au regard du traitement de la psychose, mais aussi d’une ouverture à l’ensemble du champ psychopathologique à partir des découvertes provenant du transfert psychotique.
Patrick Chemla.

Préface
Lorsque Gaetano Benedetti quitte la clinique universitaire psychiatrique de Zurich, demeurée célèbre dans l’histoire de la psychiatrie sous le nom de clinique du Burghölzli, celle-ci bruisse encore des noms et propos des psychiatres qui, à des titres divers, y ont exercé ou y exercent encore leur talent. Outre l’influence toujours marquée de celui qui en fut le directeur, Eugen Bleuler – l’inventeur du terme de schizophrénie -, digne successeur de von Gudden, d’August Forel et de Wilhelm Griesinger et dont le fils, Manfred Bleuler, assura à son tour la direction de la clinique, se laissaient encore entendre les échos et les éclats des débats qu’entretenaient, au début d’un siècle déjà bien engagé, les plus grandes figures de la psychiatrie. S’y cotoyaient, en effet, des dignes représentants de la psychiatrie phénoménologique de langue allemande, tels que Ludwig Binswanger ou Medard Boss, des psychanalystes de renom tels que Carl Gustav Jung (« bon clinicien mais piètre théoricien » selon GB) ou Karl Abraham, ainsi que des neurophysiologistes qui, dans le droit fil des recherches d’Eduard Hitzig, poursuivaient l’étude des localisations cérébrales avec des moyens électriques.
Attendant donc une chaire qui se faisait attendre et après une année passée aux États-Unis auprès du psychanalyste Rosen, Gaetano Benedetti est nommé professeur de psychiatrie et de santé mentale à l’Université de Bâle, poste qu’il occupera jusqu’à la fin de son enseignement universitaire. Mais il serait erroné de penser que la carrière universitaire fut pour Gaetano Benedetti, le motif essentiel qui lui fit quitter d’abord la Sicile, et l’indigence dans laquelle baignaient les études de psychiatrie, en Italie, gangrenées par le positivisme, pour se rendre à Zurich, abandonnant au passage sa langue maternelle, puis quitter la clinique du Burghölzli pour développer, dans un contexte moins favorable, ce qui fut et demeure l’engagement d’une vie : le traitement des patients psychotiques.
Si Ludwig Binswanger, que Gaetano Benedetti rencontra occasionnellement au Burghölzli, a pu écrire à propos de la psychanalyse, que celui qu’elle empoigne, « elle ne le lâche plus », cela pourrait aussi s’appliquer à nombre de cliniciens qui ont consacré leur vie à cette clinique fort exigeante qui réclame tout à la fois une extrême disponibilité, une grande humilité, et une élaboration théorique constante, que chaque rencontre thérapeutique se charge de remettre en cause.
Ce ne fut donc pas essentiellement pour des raisons de carrière que Gaetano Benedetti quitta Zurich, mais plutôt, parce que, tout admiratif qu’il fût de ces luxuriantes descriptions du monde du schizophrène que les psychiatres phénoménologues d’alors concevaient, il restait insatisfait des réponses thérapeutiques qui se situaient bien en deçà de la compréhension de ces existences en échec. Il ne lui suffisait pas de les comprendre, il s’agissait, pour Gaetano Benedetti, de les soigner, voire de les guérir. Quitter la clinique du Burghölzli, ce fut donc accomplir un acte de même nature que celui qui l’avait décidé, des années auparavant, à Catane, alors qu’il regardait, d’une terrasse de l’hôpital, avec ses collègues, la cour dans laquelle croupissaient les malades incurables, à descendre dans la « fosse aux lions ». Cela équivalait à une rupture.
Par ailleurs, Gaetano Benedetti, engagé personnellement dans un travail psychanalytique, pouvait avoir quelque difficulté à articuler les conceptions phénoménologiques, pour lesquelles inconscient et transfert n’étaient pas des dimensions essentielles, avec la conception freudienne de la psychopathologie et de son traitement, laquelle se soutient justement de ces deux concepts fondamentaux. Gaetano Benedetti ne va donc pas se contenter de ces approches qui, néanmoins, réhabilitaient pour une large part le monde schizophrénique, jusque-là disqualifié voire bafoué, en l’élevant à une modalité d’être et en soulignant la complexité et quelquefois l’ingéniosité de sa construction, mais leur reprochera, du point de vue thérapeutique, leur inefficacité. La compréhension, fut-elle empathique ou sympathique, au sens propre des termes, tout en s’intéressant avec attention et compassion à l’être souffrant, peut être le rempart le plus sophistiqué, la résistance la plus élaborée contre un engagement véritable, tel que la clinique le nécessite, et qui ne peut se concevoir sans la prise en compte de cette dimension essentielle de la relation clinique, qu’est le transfert.
La psychanalyse n’était pas pour autant terra incognita à la clinique du Burghölzli, – Karl Abraham y avait officié, ainsi que Carl Gustav Jung, Ludwig Binswanger y intervenait régulièrement et Manfred Bleuler, bien que n’étant pas un adepte de la discipline, était loin d’y être hostile – mais elle était considérée comme l’une des multiples approches qui, à l’époque, coexistaient pacifiquement entre elles. À la lecture de certains ouvrages de Ludwig Binswanger, on peut aisément se rendre compte qu’une approche phénoménologique, inspirée tantôt de Husserl tantôt de Heidegger, avoisine une approche psychanalytique sans que pour autant elles s’interpénètrent ou s’articulent, et d’autres fois on peut voir transparaître le projet implicite qui inspire Binswanger, à savoir que la psychanalyse se trouverait absorbée dans un ensemble plus vaste, la Daseinanalyse, la psychanalyse existentielle ou existentiale, conformément au projet totalitaire que la philosophie ne sait pas toujours éviter. On connaît la réponse de Sigmund Freud à Ludwig Binswanger, lequel n’a cessé de promettre un ouvrage sur la psychanalyse qu’il n’a finalement jamais écrit – : « (contrairement à l’analytique existentielle) Je suis toujours resté au rez-de-chaussée et au sous-sol de l’édifice. Vous prétendez qu’en changeant de point de vue, on peut voir aussi un étage supérieur où logent des hôtes aussi distingués que la religion, l’art, etc. Vous n’êtes pas le seul à penser ainsi, c’est le cas de la plupart des spécimens de l’Homo natura. En cela vous êtes conservateur et moi révolutionnaire… Mais il est probable que nous parlons sans nous entendre et il faudra des siècles pour que notre désaccord soit réglé. »
Gaetano Benedetti, tout en reconnaissant la place que la phénoménologie a su prendre dans la psychopathologie descriptive et dans la nosographie psychiatrique, en perçoit rapidement les limites et comprend que, contrairement à ce que la phénoménologie avance, le transfert n’est pas qu’une simple modalité de la rencontre, mais le point nodal à partir duquel l’hypothèse de l’inconscient se conçoit et s’entend, et que le travail de l’interprétation ne peut se réduire à une herméneutique. Résolument freudien, Benedetti va lui aussi s’intéresser au sous-sol et au rez-de-chaussée de l’édifice, se consacrant à « l’écoute des rumeurs d’une vie », comme l’écrivait Merleau-Ponty à propos de Freud, au « caractère performatif du langage inconscient, des rêves… tout ce qui a échappé à la philosophie ». Résolument freudien, il va toutefois essentiellement s’occuper, de ce que l’on a reproché à Freud d’avoir trop négligé, à savoir la clinique des psychoses. On peut, d’ailleurs, incidemment se demander si les différends qui ont émaillé l’histoire de la psychanalyse, du moins pour la part qui concerne ses relations avec la psychiatrie et la psychiatrie institutionnelle, ne sont pas en partie les conséquences , ou les effets, peut-être contre-transférentiels, que des cures aussi distinctes que celle des névroses et celle des psychoses ne manquent pas de soulever quant au maniement du transfert et à la forme d’engagement qu’elles supposent.
Résolument freudien mais quelquefois infidèle, à bon escient toutefois, Gaetano Benedetti, peut-être influencé par son voyage aux États-Unis et ses lectures de Harry Stack Sullivan et de Frieda Fromm Reichmann, entre autres, ne va pas adhérer à la thèse freudienne selon laquelle il n’y aurait pas de relation d’objet dans la psychose mais, au contraire, il va partager l’idée de ces auteurs selon laquelle l’investissement du monde, dans la psychose, est tellement massif, fragmenté, dissocié, bizarre, symbiotique que le transfert en devient, s’il n’est pas méconnu ou rejeté, difficilement maniable selon les pratiques et les critères habituels. Mais comment, avec un sujet qui se protège du risque d’une absorption par le monde, de la peur d’un engloutissement, et d’une perte radicale de ce qui peut tenir lieu de limites du moi, par un retrait autistique, d’autant plus solipsiste que le danger de disparaître est grand, comment pouvoir entrer en relation avec, sans qu’il se sente menacé, agressé, sans qu’il craigne d’en être détruit ? Comment, autrement qu’en s’intéressant aux phénomènes tels qu’ils se manifestent dans les jeux transférentiels et contre-transférentiels, aux mécanismes défensifs et créatifs, introjectifs et projectifs, plutôt qu’à la biographie, pouvoir être accepté, sans effraction ni artifice, dans ce monde dont la clôture reste encore et toujours, pour le sujet en souffrance, une trop faible protection ?
Gaetano Benedetti rapporte dans l’un de ses nombreux ouvrages, une situation clinique qu’il avait connue en supervision, où une psychothérapeute s’était trouvée engagée dans une relation que l’on pourrait qualifier, à plus d’un titre, de délicate. Cette thérapeute, en effet, recevait une bonne sœur, une religieuse, qui était sujette à d’étranges et pour le moins dérangeantes hallucinations. Abruptement, elle voyait surgir devant elle le Christ en croix, tel qu’on le représente habituellement, mais celui-ci se trouvait hallucinatoirement entouré d’enfants qui le masturbaient. Vision qu’on imagine particulièrement hérétique pour cette bonne sœur tourmentée. La thérapeute, quelque peu déconcertée, eut une réaction qu’il serait difficile de justifier devant des instances psychanalytiques quelque peu conformistes. En effet, se souvenant avoir vu un tableau du peintre Kokoshka qui représentait le Christ entouré d’enfants, et poussée par une inspiration difficile à qualifier, la thérapeute offrit à la bonne sœur une reproduction de ladite toile. Instantanément, les hallucinations firent place à un délire tout aussi luxuriant que soudain, où ce n’était plus le Christ qui était cloué sur la croix mais la thérapeute, entourée elle aussi d’enfants qui se livraient à des pratiques que d’aucuns qualifieraient de honteuses.
On peut tout d’abord s’étonner du fait que Gaetano Benedetti considéra alors cette bascule des hallucinations vers le délire comme une source de progrès. Lorsqu’elle était hallucinée, cette bonne sœur était enfermée, isolée dans son monde hallucinatoire – l’autre, le Christ, par son abstraction et sa distance, n’existait qu’en effigie -, alors que dans le délire, l’apparition de la thérapeute en lieu et place du Christ, signifiait, quoique sur un mode délirant, l’instauration d’un rapport à un autre, existant en chair et en os. Bref cela équivalait à une sortie, certainement particulière, de son solipsisme, de son isolement, de la fermeture autistique dans laquelle les hallucinations la maintenaient.
Mais il est certain qu’à une époque où l’on vise et s’emploie à une éradication rapide et radicale des symptômes, le propos de Benedetti selon lequel l’apparition du délire chez cette religieuse fut une chance peut paraître surprenant, sauf à considérer, à l’inverse, qu’une part importante de notre pratique clinique consiste à trouver place dans le monde clos de l’existence psychotique.
Et l’on peut ainsi comprendre combien le « maniement » du transfert est primordial dans la clinique d’un sujet dont la problématique oscille, sur un mode adialectique, entre dispersion, confusion avec tous les objets du monde, et repli autistique, combien ce maniement du transfert est primordial lorsque l’élection d’une adresse peut servir de point de rassemblement, serait-il délirant, pour un sujet dissocié.
Ce premier mouvement où le sujet souffrant s’ouvre à l’autre sur un autre mode que celui qui était, pour lui, jusqu’alors prévalent – la fixité d’un monde arrêté d’où rien ne procède – pourrait, peut-être, si la chronologie a ici un sens, être considéré comme le premier temps d’un processus, d’un processus qui, selon Gaetano Benedetti, passant par une « dualisation », et par ce qu’il conceptualisera en terme de « sujet transitionnel », mènera, comme un pont jeté par delà l’abîme de la scission, vers une symbolisation, jusque là impossible.
Nul mieux que Gaetano Benedetti ne peut illustrer ce que disait Jacques Lacan lorsqu’il réfutait la dénomination classique de contre-transfert, quelle que soit la source d’où cette relation particulière émane, au profit de la notion universelle de transfert, tant pour Gaetano Benedetti, l’effet thérapeutique majeur résulte de mécanismes inconscients qui, aussi bien du côté du patient que du côté du thérapeute, se produit sous l’effet de forces créatrices et organisatrices qui émergent face au chaos de la désorganisation. Le transfert du thérapeute, s’il permet donc à la fois d’appréhender, dans le cadre d’une relation intersubjective avec un patient schizophrène, les enjeux et mécanismes inconscients qui divisent le sujet, est aussi réaction face au chaos de la désorganisation. Les vécus transférentiels du thérapeute, qui, bien souvent, lorsqu’il s’agit de psychose, alternent entre attrait et rejet vis-à-vis du patient, ne se limitent pas à être le reflet de la scission du transfert ou de la scission interne des vécus du patient, même s’ils permettent d’en prendre la mesure, mais exercent, souvent à l’insu du thérapeute un effet curatif, celui-ci ne serait-il dû qu’à l’impossibilité de « concevoir » la scission pour un sujet qui n’est pas schizophrène. Bien évidemment, cela suppose une conception du symptôme, et partant de l’inconscient, comme un compromis entre les composantes destructrices à l’œuvre dans la psychose et la tentative de guérison que le symptôme échoue à réaliser. L’inconscient n’est pas que répétition, il est aussi tentative de dépassement de ce qui, ainsi, vient régulièrement échouer dans l’épreuve de la réalité.
Et il ne sera pas question, dans cette phase délicate où se joue la sortie de cet isolement autistique, d’interpréter, comme cela peut se faire dans une cure classique, ou de se livrer à une quelconque herméneutique, comme des phénoménologues pourraient le faire, ou bien, à la façon des tenants anglo-saxons de l’interprétation directe, qui tentaient de résoudre, par une sorte de forçage interprétatif, les résistances du patient. L’interprétation, telle qu’elle peut se manier dans une cure classique n’est donc pas ici possible, sinon à soulever de fortes réactions anxieuses, et/ou éventuellement à figer le thérapeute dans la position, rapidement indélogeable, de persécuteur. Il s’agit, plutôt, comme l’exemple de la religieuse le montre, et avant même que n’opère ce processus que Benedetti appelle la dualisation, que le thérapeute prenne pied dans le monde, serait-il halluciné, du patient.
Plutôt que d’interprétation, il serait peut-être plus juste de parler d’un travail d’association auquel patient et thérapeute se livrent en réponse ou en réaction à ce que l’autre énonce, sans que la signification véritable en soit saisie ou même recherchée- si ce n’est dans un travail de supervision . C’est ainsi que va se constituer ce que Gaetano Benedetti appellera, en référence bien sûr à Winnicott et au concept d’objet transitionnel, le « sujet transitionnel », dont il dit qu’il est constitué de parties du patient et de parties du thérapeute, c’est-à-dire un entre-deux, qui n’est ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre mais qui est fait des associations de l’un et de l’autre, et qui représente un point de rassemblement, préalable nécessaire avant tout travail de séparation.
Bien entendu, patient et thérapeute ne se trouvent pas tous deux sur le même plan, le thérapeute reste le thérapeute, même s’il lui arrive de vaciller. Et c’est, essentiellement, par la pratique de la supervision, comme cet ouvrage a le mérite de le montrer, que non seulement le thérapeute pourra se situer ou se resituer par rapport à la relation engagée, mais surtout qu’il pourra se livrer à l’interprétation de ce qui se joue pour l’un et pour l’autre dans cette relation. On pourrait dire que la supervision est le lieu véritable de l’interprétation, et c’est parce qu’elle est telle, que le thérapeute va pouvoir associer librement dans la relation avec le patient. C’est comme cela, me semble-t-il, qu’il faut entendre cette notion d’identification partielle que Benedetti avance quelquefois, lorsqu’il évoque la position du thérapeute qui accepte de répondre, en miroir, à l’appel identificatoire propre à la psychose, par un mouvement identificatoire mais un mouvement qui, contrairement à celui du patient, reste partiel. Cette conception n’est pas étrangère aux théorisations touchant au mécanisme de l’identification projective, processus massivement à l’œuvre dans la psychose et où se trouve projetée sur le monde la dissociation dont le sujet est l’objet, fragmentant ainsi le monde auquel il se trouve identifié. Le thérapeute se trouve contraint de se soumettre partiellement aux exigences dissociatives et projectives que la pathologie du sujet impose, mais s’il ne peut refuser les conditions de la rencontre que le patient lui impose, il ne peut non plus y être totalement assujetti car il risquerait d’être lui-même pris dans une organisation psychopathologique pouvant aller jusqu’à le pétrifier dans le délire ou du moins l’épingler dans une chronicité sans issue. Si l’identification proprement dite est l’envers et le piège dans lequel peut s’abîmer le transfert, l’identification partielle suppose une césure entre une acceptation de l’ordre d’un monde que la psychose, dans sa folie, impose, mais sans pour autant que le thérapeute y adhère, le fasse sien, non par refus ou par rejet ou par calcul mais parce que le délire pourrait s’en trouver conforté, ouvrant alors à ce que les cliniciens appellent une « folie à deux. » Dans les présentations ici rapportées, on peut entendre et ressentir, devant la perte des repères usuels, face à la violence ou à la bizarrerie des comportements, face aux assauts, agressifs ou sexuels, combien il est difficile, pour des thérapeutes profondément engagés dans une relation thérapeutique, qui, tels des funambules, marchent sur un fil entre rejet et confusion, de trouver et garder l’équilibre. C’est bien évidemment, le travail d’interprétation en rapport avec les dynamiques transférentielles, effectué en supervision, qui va permettre au thérapeute, engagé dans la complexité de la relation, de se tenir dans cette position inconfortable qui consiste à avoir un pied dedans tout en gardant un pied dehors.
Résolument freudien, ai-je répété plusieurs fois au cours de cette préface, certes, et cela ne se démentira pas tout au long de l’œuvre de Gaetano Benedetti, mais force lui sera de constater que les découvertes freudiennes, bien qu’essentielles, restent un peu courtes quant à la clinique des psychoses, aussi bien au niveau théorique qu’au niveau technique. Benedetti se rend rapidement compte que le setting analytique classique ne convient pas au patient schizophrène, que la pratique du divan et des associations libres mènent plus sûrement à des difficultés, voire à des catastrophes qu’elles ne permettent un effectif travail. Parce que, comme l’on sait, Freud s’est appuyé sur l’étude des névroses pour appréhender théoriquement la psychose, sans en avoir une pratique clinique effective, et parce que le clivage n’est pas la scission, pas plus que le refoulement dans la névrose n’est de même nature que le retranchement à l’œuvre dans la psychose, le modèle de la cure analytique des névroses ne peut convenir au traitement des psychoses. Donc, Gaetano Benedetti va devoir, au niveau théorique comme au niveau technique, développer et adapter à la clinique des psychoses, ce qui était toutefois en germe dans la théorie freudienne, et ce non sans mal, car les psychanalystes orthodoxes lui reprocheront longtemps ce qu’ils qualifieront d’infidélité par rapport à l’orthodoxie et au maniement de la cure type.
Mais le cheminement théorique de Benedetti, toujours soucieux d’élaborer une clinique des psychoses, va le conduire d’une part à lire Freud, et à s’intéresser au champ des névroses à partir de cette clinique spécifique, qu’il n’hésitera pas à qualifier de fondamentale, plutôt que l’inverse – de la névrose vers la psychose – et, d’autre part, à interroger, plus ou moins directement, ce qu’aujourd’hui en France on semble généralement accréditer, à savoir la notion de structure qui, si elle ne revêt pas une connotation destinale, se trouve souvent bien embarrassante. En effet, cette notion, difficile à manier, amène parfois, paradoxalement, à une conduite de la cure de patients psychotiques qui ressemble fort à des pratiques de type comportementaliste, après qu’elle aura été longtemps prétexte à laisser, par exemple, les patients hospitalisés dans une totale incurie et avoir cantonné le « soin » institutionnel à un simple gardiennage, favorisant des processus de chronicisation devenus indépassables.
Comme nous avons pu le voir à la lecture du Séminaire sur l’hystérie, précédemment publié dans cette même collection, la considération de cette forme de névrose, notamment dans sa constitution, se trouve particulièrement enrichie par les apports théorico-cliniques issus de la clinique des psychoses. La conséquence de tout cela, c’est que Gaetano Benedetti va fréquemment souligner la parenté entre névrose et psychose, tout en reconnaissant leur différence, parlant à ce propos, dans cet ouvrage, de « saut de qualité » – comme on pourrait le dire en physique lorsqu’une certaine accumulation d’éléments produit un changement d’état – marquant ainsi continuité et rupture. Une autre conséquence de cette lecture « inversée », c’est que le regard clinique de Benedetti va porter sur la nature du transfert plutôt que sur la structure psychopathologique du sujet, s’intéressant aux modalités transférentielles qui peuvent revêtir tantôt un caractère psychotique tantôt un caractère névrotique, indépendamment de la « structure », et bien au-delà de la remarque de Manfred Bleuler qui reconnaissait, comme l’un de ses traits pathognomoniques, des zones de normalité au cœur de la schizophrénie.

Les quelques séances de supervision, ici reprises et rapportées, qui se tinrent dans le cadre de l’Institut Milanais de Psychothérapie, à la création duquel Johannes Cremerius et Gaetano Benedetti collaborèrent, ont d’abord l’avantage de nous permettre de ressentir et de percevoir l’atmosphère dans laquelle elles se déroulaient, bien que l’accent soit ici plus particulièrement mis par les curateurs sur les commentaires de Gaetano Benedetti, plutôt que sur les présentations et les nombreux échanges qui suivaient la présentation d’une situation clinique. Mais par là-même, on peut mieux saisir, parce que son intérêt pour l’autre ne se limite pas au sujet souffrant mais s’étend à tout autre, pourquoi Benedetti est un maître aimé et respecté. Jamais ironique ni distant, pour autant il ne cède en rien sur la nécessité d’une rigueur, aux niveaux théorique et clinique, pas plus qu’il n’assène, avec la surdité d’un sonneur, des vérités qui se voudraient définitives. Pas à pas, ses constructions théoriques, qui ne se départissent jamais d’une dimension interprétative par rapport à la situation en cause, avancent, s’infléchissent puis reprennent leur cours, n’hésitant pas, parfois, à rester quelque temps suspendues à titre d’hypothèse, ou accompagnant des concepts déjà fréquentés pour souvent les dépasser ou les déployer au-delà de ce à quoi ils semblaient prétendre.
Mais cette façon de procéder, aussi séduisante soit-elle, ne doit point nous faire oublier l’importance centrale que Gaetano Benedetti accorde au travail de supervision qui, comme nous l’avons déjà vu, va bien au delà du travail de « contrôle » tel qu’on l’entend classiquement, pour devenir un espace nécessaire afin de pouvoir faire face aux aléas transférentiels, souvent déconcertants, quelquefois violents ou tumultueux, d’autres fois quasiment aphones avant que le thérapeute ne s’installe dans un transfert négatif. Le travail de supervision va donc avoir pour motif, outre de permettre au thérapeute de faire face aux difficultés que soulève la dissociation, d’œuvrer, par l’ouverture d’hypothèses de travail et par le travail de l’interprétation, à la transformation des résistances en défenses, celles-ci se distinguant des premières par leur porosité et la respiration qu’elles autorisent.
Et enfin, on peut déduire du travail de supervision tel qu’il nous est ici présenté, une conséquence non négligeable, qui sera de permettre au thérapeute de se laisser aller à la créativité de son inconscient, et de découvrir, au-delà de la clinique des psychoses, une liberté dans sa pratique.

Patrick Faugeras

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