Des soignants en psychiatrie sortent des rails établis, pratiquent une psychiatrie différente, ne suivent pas les protocoles et les "règles d'or" de la profession, au point qu'on peut les considérer comme des hackers : hacker la psychiatrie, en reconnaissant la valeur de la folie, pour aider à l’adoucir, pour lui donner du sens, pas pour l'éradiquer ?
Sous ce titre provocant de "hacker la psychiatrie", il y a des des réalités très intéressantes dans la relation et les soins aux personnes en souffrance psychique. Il faut, pour commencer, définir rapidement ce que signifie le terme hacker (prononcer aké), ce qu'est un hacker (prononcer akeure), celui qui pratique le hacking.
Qu’est-ce qu’un hacker ?
Apparu à la fin des années 60 dans le milieu des programmeurs en informatique, le verbe hacker, en américain, signifie, tailler en pièces, découper en petit morceaux. Ces personnes prenaient des programmes informatiques, les démontaient littéralement pour voir leur structure, les modifiaient pour les améliorer, les détourner de leur fonction originelle. Ou reprogrammaient entièrement un logiciel non modifiable.
Le hacker est un passionné qui cherche à pratiquer une technique autrement, à la comprendre, à lui faire faire autre chose. Hacker est un art, l'art du bidouillage au sens noble, c'est à dire d'oser démonter, regarder en profondeur une pratique, une technique. Hacker c'est chercher pour bidouiller, c'est à dire changer quelque chose pour que cette chose soit au plus près de nos besoins réels, pas à un besoin déterminé par d'autres. Hacker est aussi dépendant d'une éthique, "l'éthique hacker" qui contient en substance les concepts suivants : Passion, liberté, conscience sociale, vérité, lutte contre la corruption, lutte contre l’aliénation de l’homme, égalité sociale, accès gratuit à l’information (liberté de savoir), valeur sociale (reconnaissance entre pairs), accessibilité, activité, soucis de responsabilité, curiosité, créativité.
Linux, le système d'exploitation libre est le fruit du travail incessant de hackers depuis 20 ans. Sa vocation : offrir un système informatique sans brevet, ouvert, que chacun peut partager, améliorer, un système libre, programmé pour aider les hommes et les femmes à communiquer avec des ordinateurs sans être dépendants de firmes privées aux intérêts purement économiques.
Hacker le logiciel DSM
Alors, revenons à la psychiatrie. La folie est le plus souvent définie par le terme de trouble psychique et les praticiens se basent, pour la plupart sur un "manuel de psychiatrie" nommé DSM (Diagnostic And Statistical Manual Of Mental Disorders). Ce manuel indique quelle est la pathologie mentale qui affecte un sujet en fonction des symptômes dont il semble être affecté. Le psychiatre prescrit ensuite des médicaments de type psychotropes en fonction du trouble psychique diagnostiqué grâce au manuel en question, ce fameux DSM. Il est important de préciser que les laboratoires de psychotropes participent à l'élaboration du dit manuel, qui est passé de 60 pathologies répertoriées en 1952, lors de sa première parution, à désormais plus de 400 (Version IV).
Si vous suivez le "logiciel industriel fermé de la psychiatrie", en analogie avec l'informatique, vous êtes devant le paradigme suivant : le trouble psychique est une maladie comme une autre qui peut être diagnostiquée et traitée grâce à des médicaments. Avec ce logiciel propriétaire, la folie n’existe pas, seules les pathologies comptent. Des «maladies mentales». Si un sujet se met à délirer, on l'interne, on le diagnostique, on le traite en hôpital psychiatrique ou en clinique avec des psychotropes et on attend que ça passe. La liberté, la lutte contre l'aliénation de l'homme, la curiosité et la créativité ne sont pas au centre de la pratique "officielle" de la psychiatrie, comme on peut le voir. Personne ne le contestera.
Qu’est ce que hacker la psychiatrie ?
Alors, parlons donc des hackers de la psychiatrie : des médecins psychiatres, des infirmiers, des psychologue, psychomotriciens, éducateurs, qui ne croient pas au logiciel officiel DSM sous brevet américain et ne voient pas d'effets bénéfiques pour les personnes en souffrance psychique lorsqu'ils utilisent ce même logiciel. Que font-ils, qu'ont-ils inventé, comment ont-ils hacké le logiciel de psychiatrie DSM-Psychotropes ?
Ils ont démonté la pratique, regardé à l'intérieur des concepts de «maladie mentale» et en ont tiré une conclusion : la maladie mentale n'existe pas. Chaque homme ou femme peut devenir "fou", tomber «malade» parce qu'une souffrance psychique terrible l'incapacite, mais pour autant, il n'y a pas une «maladie». La folie n'est pas l'équivalent d'une grippe. On n'attrape pas la folie. La folie n'est pas congénitale. La folie n'est pas un dysfonctionnement du cerveau. La folie est ontologique. Elle touche l'être en lui-même dans toutes ses dimensions existentielles, elle exprime quelque chose de profond, elle est un trouble de la relation. Ce qu’un des hackers en psychiatrie, fondateurs des 39, le docteur Hervé Bokobza, répète souvent : la folie est un trouble de la relation aux autres, à soi et au monde.
Hacker la psychiatrie, c'est aborder la personne en souffrance psychique autrement que sur le registre de la maladie et du diagnostic. C'est aider la personne à "soigner" cette souffrance en offrant des champs d'expériences et de relations différents : par la parole (psychothérapie institutionnelle), l'art (théâtre, psychodrame, musique, danse, arts plastiques), les échanges quotidiens (cuisine, ménage, fêtes). Et comme il y a «hack», il y a techniques, approches méthodiques, réfléchies, donc thérapeutiques, avec l'aide des médicaments adéquats quand ils semblent nécessaires. Sans improvisations ou expérimentations hasardeuses. Hacker la psychiatrie, c'est respecter l'homme ou la femme qui subit sa folie, c'est comprendre et faire comprendre cette folie, aider à la dompter. Pas tenter de l'éradiquer.
Les hackers de la psychiatrie sont une minorité, mais ils luttent, comme les hackers de l'internet. Ils luttent pour que l'homme soit au centre de la pratique psychiatrique, homme, reconnu dans la valeur humaine de sa folie, et qui, s’il ne l’est pas, disparaît, comme François Tosquelles l'a si bien dit.
P.H