Patrick Chemla, pour le Collectif des 39
J’interviens ici comme représentant du Collectif des 39, mais je parle aussi bien entendu en mon nom propre. Ce collectif a été fondé à l’initiative d’Hervé Bokobza au lendemain du discours de Nicolas Sarkozy à Antony en décembre 2008, discours qui voulait criminaliser les prétendus « schizophrènes dangereux », et qui maintenant rassemble familles, patients et soignants.
J’ai rejoint aussitôt ce collectif d’autant plus que j’avais été à la fondation de la Criée à Reims voici 28 ans : lieu d’une critique radicale de la psychiatrie normative, et de la volonté déjà d’une évaluation lancée à l’époque par un psychanalyste qui croyait mesurer ainsi la pertinence de son orientation.
Nous avons aussi au niveau du collectif des 39, également remis en cause d’entrée de jeu la conception de la folie qui sous-tendait le discours sarkozyste, concrétisé d’ailleurs par des mesures rapides aggravant l’enfermement dans les HP, et se cristallisant dans la promulgation d’une nouvelle loi le 5 juillet 2011, étendant la contrainte jusqu’au domicile du patient. Loi à l’époque récusée par l’ensemble de la gauche, et depuis entérinée et tout juste toilettée par le nouveau gouvernement. Dès notre premier meeting, nous avons avancé une critique radicale de la dégradation de la clinique psychiatrique promue par le DSM. Le souci proclamé, comme chacun sait, était celui d’une langue partagée entre les cliniciens et les chercheurs pour améliorer les échanges scientifiques et la recherche. La réalité est tout autre, se concrétisant par l’appauvrissement du regard et de l’écoute du psychiatre et des soignants, la réduction du patient à une sommation de signes, ce qui ferait renoncer à toute recherche de sens au symptôme et au délire qui affecte un sujet parlant. Nous n’avons pas varié dans cette critique de la « clinique du DSM » qui transforme le psychiatre en gestionnaire de populations à risques, instrument du biopouvoir, exécuteur zélé de protocoles de soins basés sur les recommandations de la HAS, lesquelles sont elles-mêmes construites par des experts issus d’une caste où l’on retrouve les PUPH de psychiatrie générale, les laboratoires pharmaceutiques et les lobbies comme Fondamental.
Ce lobby construit par des hommes politiques de droite, des patrons et des psychiatres aux options scientistes clairement réductionnistes, aura depuis sa création profondément infiltré tous les rouages de l’Etat et de l’actuel gouvernement. Le plan psychiatrie élaboré par Edouard Couty était ainsi effectué sur des transparents marqués du monogramme de Fondamental. Une signature que l’on retrouve au carrefour de toutes les volontés actuelles de détruire l’utopie de la politique de secteur dans ce qu’elle avait de plus riche : une approche du sujet dans sa complexité multidimensionnelle, ce qui inclut de mon point de vue la « double aliénation » avancée par Oury. Une aliénation psychopathologique ou transcendantale, qui s’articule mais ne saurait se confondre avec l’aliénation sociopolitique. Il est clair que la prétention a-théorique et anhistorique du DSM en est l’exact contraire, et aplatit ce qu’il s’agit au contraire de déployer et de complexifier quand nous prenons en charge un patient, et que s’engage avec lui une relation thérapeutique. Cela m’évoque immédiatement plusieurs registres : celui en premier lieu de l’instant de voir, et c’est le « Praecox Gefühl » avancé par Oury ; Oury qui soutenait que celui qui n’était pas capable de faire un diagnostic en quelques minutes lorsqu’un patient entrait dans son bureau aurait bien fait de changer de métier !
Il ne s’agit pas seulement du regard pour une exigence aussi radicale qui prend en compte en premier lieu le pathique, la sensation et la présence de « l’autre en apparition »: autant dire une approche phénoménologique très précieuse, qu’il s’agit d’articuler avec l’écoute du sujet parlant y compris quand il fait silence. Dans les situations et les moments de transfert psychotique, c’est avant tout dans ce registre sensible du pathique que nous tentons de rentrer en contact avec l’autre pris dans ses empêchements à exister.
Abord phénoménologique, et écoute fondée en raison sur la psychanalyse, qui ne contredisent en aucune manière un usage bien tempéré des médicaments et de la sociothérapie. J’entends par ce terme la construction avec les patients de lieux de socialisation qui leur permettent progressivement de reprendre leur vie en mains par le biais d’une construction partagée de l’espace thérapeutique.
C’est ainsi qu’à Reims, j’ai cru inventer le club thérapeutique avec les patients dès 1980, avant de découvrir que cette trouvaille avait été faite et théorisée par Tosquelles dès 1943. Cela fait partie des paradoxes de la transmission, que de découvrir en cours de route que nous marchons sur les traces presqu’effacées de nos prédécesseurs, manière de dissiper l’illusion de l’auto-engendrement et de l’anhistoricité, quand rien ne nous a été transmis de l’histoire ou même que celle-ci se trouve silenciée. Ceci dit, j’ai été stupéfait des effets de seuil et de remaniement qu’un tel dispositif produisait, pour peu qu’on y fasse jouer « la fonction moins 1 », autrement dit une analyse institutionnelle permanente qui ne se contente pas de l’écoute du signifiant, mais qui l’articule avec la dimension du lieu et des liens qui s’y nouent. Ainsi j’ai vu avec étonnement ce que je n’attendais pas, alors que j’étais encore pris dans des idéaux de resocialisation, à savoir que des patients psychotiques pouvaient, en quelque sorte, abandonner un temps leur délire et leur apragmatisme au vestiaire pour, quelquefois les retrouver à la sortie, mais que ce temps de suspension pouvait permettre l’apparition ou le surgissement d’un sujet potentiel.
Notons au passage qu’une telle variabilité suppose un repérage diagnostique permanent dans la relation transférentielle, ce qu’il nous faut distinguer soigneusement de l’étiquetage DSM ou autre, où le sujet serait nommé par son regroupement de signes, par son syndrome, ou par sa maladie. Il s’agit pour nous d’un diagnostic dynamique nécessaire dans le repérage à l’autre du transfert, et qui peut d’ailleurs être fort différent d’un « diagnostic de structure ». On sait combien ce type de diagnostic a pu paraitre séduisant à beaucoup, qui nous invitent au retour nostalgique à une ère pré-DSM. Je ne partage pas ce point de vue, même s’il m’arrive aussi d’être tenté par ce type de repérage à l’autre. Le risque est toujours celui de fixer l’autre et la situation thérapeutique, qui ne saurait se confondre avec une « présentation de malades », où il s’agit de faire ressortir le maximum de signes ou de signifiants qui viendraient signer la forclusion ou autres… Dans ce théâtre de la folie directement issu de l’héritage asilaire, le psychiatre même s’il est averti du registre inconscient, travaille hors transfert, et vient chercher une confirmation de ses hypothèses théoriques antérieures. Cela peut avoir un intérêt dans la formation en termes d’apprentissage d’un savoir, mais ce savoir qu’on extrait du discours du patient ne peut revenir à celui-ci dans la dynamique d’une cure ou d’une prise en charge. De plus cela interdit de parler de « moments de transfert psychotique » chez un sujet qui n’est pas psychotique à proprement parler, mais peut traverser des moments de folie. J’évoque ici l’enseignement de Françoise Davoine, les livres qu’elle a publiés avec JM Gaudillière à partir de leur pratique hétérodoxe, en prise directe avec leur travail en institution et en cabinet (cf aussi le numéro 9 de Che Vuoi ? « Moments psychotiques dans la cure »). La rencontre avec « la folie Wittgenstein » en 2001 aura marqué pour moi un tournant : ainsi il y avait des collègues qui pouvaient témoigner d’une pratique de la thérapie des psychoses certes issue du lacanisme, mais élaborée aussi dans la rencontre avec des psychanalystes américains et des chamans amérindiens, successeurs de ceux que Devereux avait étudiés en son temps. Et je passe sur l’érudition et la multitude d’autres apports littéraires et historiques qui marquent une pratique soucieuse d’une prise d’une « clinique du transfert » dans la grande Histoire. D’entrée de jeu je me suis reconnu avec eux dans une fraternité de parcours avec la dynamique de la clinique que je découvrais au centre Artaud, mais aussi dans mon cabinet. Il me semble que nous aurions à déblayer sérieusement, en nous aidant de leurs apports, le terrain encore occupé par une orthodoxie qui nous est de bien peu de secours dans les conditions actuelles de la pratique, et qui du coup ouvre un boulevard aux théories pragmatistes et utilitaristes de réduction des symptômes. Dans les entretiens et les échanges que je peux avoir avec des patients après 10 ou 15 ans de thérapie analytique en institution, il serait vraiment difficile et même indécent d’aller rechercher les « stigmates » de la structure psychotique. D’entrée de jeu je me suis préoccupé d’aider mes patients, et de les aider à sortir de la folie s’ils pouvaient se le permettre. Je me suis étayé, et je continue à le faire avec le concept de « guérison psychanalytique » forgé par Nathalie Zaltzman dans son texte « la pulsion anarchiste », autrement dit un remaniement psychique du sujet qui n’a rien à voir avec la perspective de suppression des symptômes. J’y rajoute la proposition winnicottienne : que serait une analyse si elle n’avait pas comme enjeu, je ne dis pas comme projet, l’idée que le sujet puisse se construire ou se reconstruire une vie qui vaille la peine d’être vécue ?
Le terme de rétablissement nous vient du monde anglo-saxon et il est issu de la mouvance post-DSM, d’une mouvance qui a souvent connu le pire de la psychiatrie DSM, et qui a choisi à juste titre de la récuser radicalement. Mais cela fait longtemps, on l’aura compris, que je raisonne avec ce registre du rétablissement, quand bien même j’avais du mal à lui trouver un nom partageable.
Certes chaque concept a une histoire, mais il n’est pas interdit d’opérer des recouvrements lorsqu’ils nous apparaissent opératoires. Et je pense que le rétablissement peut aussi être une visée dans une clinique du sujet, sensible à l’inconscient freudien et aux effets de retournement : à maintes reprises il arrive qu’un sujet qui semble toucher le fond opère une sorte de rebond. On pourrait d’ailleurs le formuler en terme lacaniens : lorsque le sujet psychotique, objet jusque-alors du désir d’un Autre trompeur et diabolique, chute et risque l’effondrement, il peut se produire un rebond où il décide de reprendre sa vie en mains. Cela peut se produire hors transfert et en dehors de toute relation thérapeutique qui peut être violemment rejetée et vomie, et ce point de rebroussement peut constituer le point d’auto- fondation d’un sujet. Lors du meeting des 39 le 1° Novembre, tout le monde aura pu entendre ces patients militants qui s’en sont sortis par le militantisme antipsychiatrique, et recherchent aujourd’hui l’alliance avec nous. Ce mouvement de retournement peut aussi se produire dans un travail thérapeutique et être entendu comme « une construction dans l’analyse » au sens freudien de ce terme. Mais je pense également important de relier cette approche freudienne avec la recherche d’un pouvoir instituant pour les patients que permet « la fonction club » quand elle ne se limite pas à un local ou à un dispositif, mais qu’elle constitue le soubassement d’une praxis dans un collectif de soins.
Dans les mobilisations que le Collectif des 39 relance contre la prochaine loi de santé et auxquelles je l’espère STOP DSM continuera à s’associer, d’où l’importance de signer l’appel des 39 et de le diffuser, il me semble essentiel de ne pas nous en tenir à un registre purement idéologique de dénonciation d’une loi biopolitique. Il s’agit de nous appuyer en premier lieu sur nos pratiques instituantes, sur leur valeur inestimable incompatible avec toute évaluation comptable, et sur les pratiques à venir respectueuses d’une éthique du soin psychique, qui ne peuvent se définir autrement que post DSM !