Le délire scientiste : un déni de notre humanité.

Danielle  LÉVY

En 1937, à la fin de sa vie, Freud écrivait : 

« Il semble que la psychanalyse soit le 3ème de ces métiers « impossibles » où l’on peut d’avance être sûr d’un succès insuffisant, les deux autres, depuis bien longtemps connus, étant l’art d’éduquer et l’art de gouverner ». ( Analyse sans fin et analyse avec fin)           

Cette conscience des limites de  l’action  humaine, cette prudence, cette modestie ont  guidé et guident encore, fort heureusement, nombre de médecins, psychiatres, psychanalystes, psychothérapeutes, éducateurs, pédagogues, enseignants (et peut-être même quelques chefs d’état !) ceux qui décident de se lancer, malgré tout, dans ces métiers impossibles.                                                    

Mais les tenants de la nouvelle psychiatrie « basée sur les preuves » (dont  la fondation FondaMental, est un des fleurons), les adeptes d’une pédagogie s’appuyant sur  les  neurosciences  (soutenus par le ministre de l’Education Nationale, J.M. Blanquer) n’ont pas cette sagesse : soigner et  éduquer sont, pour eux, des missions qui  ne relèvent  pas de l’art mais de la Science, et la Science étant forcément infaillible, ils sont sûrs de leur réussite…

Une prétention insupportable à standardiser le vivant.

Depuis quelques années, pour mener à bien son projet, la fondation FondaMental a créé des centres dits « experts » spécialisés  dans « l’évaluation diagnostique ».Avec le soutien des autorités de santé, ces centres se multiplient et tendent à  remplacer les lieux de soin.    

« Hébergés au sein de services hospitaliers, construits autour d’équipes pluridisciplinaires, spécialisées par pathologie, ces centres  utilisent tous les mêmes standards d’évaluation et s’attachent à faire bénéficier les patients des approches diagnostiques et thérapeutiques les plus innovantes, dans le délai le plus court possible ».                                              

 Dans ces centres, on propose d’identifier « pour chaque patient les anomalies biologiques à l’origine de sa maladie, afin de poser un diagnostic précis  à partir d’une simple prise de sang, d’une imagerie cérébrale, pour lui donner d’emblée le traitement le plus efficace ».  Car « Après avoir fait ses preuves dans le cancer, la médecine personnalisée émerge en santé mentale… » (Bilan des centres experts publié par la Fondation en 2018) 

La Fondation a sélectionné parmi les pathologies psychiatriques, celles qui vont  mériter d’être diagnostiquées, étudiées (et accessoirement soignées) et constituer ainsi son  « fond de commerce » : « la  dépression résistante, la schizophrénie,  le trouble bipolaire et  l ‘autisme de haut niveau… » Pourquoi précisément celles-ci ? On ne le dit pas, mais on sait que ce sont des maladies mentales où le traitement médicamenteux est central et important (dans le système soignant très médicalisé des « FondaMentalistes »)  

Ces plateformes  de diagnostic sont  « spécialisée par pathologie ». Je suppose donc qu’avant d’être envoyé vers la plateforme qui  lui correspond, le patient, doit être « pré-diagnostiqué » : il ne faudrait pas qu’un expert en troubles bipolaires se retrouve à devoir diagnostiquer une schizophrénie ! Ses « approches diagnostiques innovantes » ne lui seraient d’aucun secours… Car l’expert ne doit pas être surpris, dérouté, étonné par un patient dont le comportement et le discours ne seraient pas conformes à ses attentes. L’expert évite de se confronter à l’inconnu, au jamais vu, il n’est formé qu’au prévisible. 

En pédopsychiatrie, le même système est mis en place. A Robert Debré, par exemple, vous pouvez consulter si vous souffrez de :

– Autisme

– Trouble envahissant du développement  

-Syndrome d’asperger

Anorexie mentale pré-pubère

– Déficit de l’attention / hyperactivité (Concernant ces symptômes  ils ont  été regroupés artificiellement,  pour définir  une soi-disant « maladie neuro-développementale », la TDAH et  le site de l’Education Nationale fournit gratuitement aux parents un descriptif  complet des symptômes, pour leur permettre  de faire  eux-mêmes un « auto-diagnostic ». De plus, c’est une pathologie infantile pour laquelle les pédopsychiatres prescrivent, sans états d’âme , et larga manu, un traitement médicamenteux, la ritaline, ayant des propriétés pharmaceutiques proches de celles de l’amphétamine )  

– Troubles du langage et des apprentissages

– Troubles anxieux, troubles obsessionnels compulsifs (TOC) et syndrome de Gilles de la Tourette

– Addiction

– Obésité.

Par contre, si votre enfant  souffre d’un autre mal non répertorié ici, inconnu, indicible, innommable, il faut aller voir ailleurs…

Pour en revenir au  travail des experts de la fondation  FondaMental, j’ai beau relire leur  bilan,  je n’y trouve aucune analyse de ce qui se passe réellement  au cours de leur rencontre avec le patient psychiatrique.

 Le mot « rencontre » d’ailleurs n’apparaît pas. 

Rien n’y est dit par exemple sur la difficulté, de créer le contact avec le patient, de le faire sortir de son mutisme, de sa méfiance ; de communiquer ;  de désamorcer son agressivité, d’écouter son  délire, de le laisser dériver  ou pas (poser quelques questions, mais lesquelles ?), de  se faire une opinion clinique, à visée diagnostique , mais surtout de créer  un espace thérapeutique, en  trouvant  les mots  justes (l’interprétation qui saura apaiser tout en ouvrant  une question…)  pour nouer un transfert, et permettre d’entamer un soin…

L’expert n’a pas cette  préoccupation : d’une part, il intervient souvent, alors que le patient est déjà « stabilisé », précise-t-on plus loin, donc pour confirmer ou infirmer un diagnostic déjà posé ; de plus, il n’est pas là pour accueillir  et soigner une personne, il est là pour « l’orienter vers des « approches thérapeutiques innovantes ».

Il ne navigue pas comme nous en eaux troubles. Tout est clair pour lui, limpide ;  les  « entretiens standards d’évaluation » qu’il utilise, labellisés par FondaMental, lui épargnent tout sentiment  d’inquiétude: ce sont  des « machines » à effacer la  subjectivité qui permettent  de faire taire le patient, en résumant sa plainte, sa révolte, sa protestation d’existence et de reconnaissance… à une liste de symptômes dûment répertoriés ; l’expert  fait entrer dans  cette « machine », un discours  singulier, il le brasse, le tord, le malaxe, pour le faire coller à sa liste d’items préconçus, et il en  sort triomphalement le diagnostic que le patient attendait : le portrait anonyme, et  interchangeable d’une personne réduite à sa pathologie. 

Cette personne en sera peut-être, pour un temps, rassurée : sa mystérieuse et perturbante  intimité, son identité  fluctuante seront enfin fixées ; l’expert sait  ce qui la trouble, il peut lui révéler qui elle est…

 « Vous avez bien eu raison, Madame, Monsieur, dira l’expert, d’être  venu me voir moi, spécialiste du syndrome d’Asperger, parce que justement, je le confirme, « vous êtes  Asperger » !

 Ces entretiens fonctionnent  sur le mode question-réponse et sur des oppositions simplistes (blanc/noir, oui/non, moins/plus) car ils doivent produire des données objectives et quantifiables. N’oublions pas que les  médecins et  donc les psychiatres sont maintenant  formés  sur ce mode, qu’ils sont  évalués avec des QCM, et qu’ ils  obtiennent leur diplôme sans avoir passé d’épreuves qui les amèneraient à rédiger un texte, développer une pensée, peser des idées contradictoires…  Ils sont donc tout à fait prêts à faire confiance à ces entretiens standard qui, ne laissent pas la parole se déployer librement, et n’ont ainsi aucune chance de percevoir la véritable teneur d’un état psychique dans sa complexité, ses incohérences, ses ambivalences, sa violence…

Un autre projet des adeptes de  cette nouvelle médecine : prédire l’avenir des patients.                                                                                                       Le CHU de Lille met en place des recherches pour étudier « le devenir diagnostique et thérapeutique des patients présentant un premier épisode psychotique (PEP) grâce à des  biomarqueurs, issus de prédicteurs cliniques et neuropsychologiques, d’imagerie cérébrale anatomique et fonctionnelle…»        Quels biomarqueurs et qu’est-ce qu’un « biomarqueur issu de prédicteurs cliniques et  neuropsychologiques » ? Que je sache, on n’a jamais pu faire le lien entre  une pathologie  psychiatrique (dépression, schizophrénie, bipolarité…) et une anomalie biologique,  génétique ou d’imagerie cérébrale.  Ça n’empêche pas ce CHU de mettre en place ce projet (entre Science et magie ?) et d’organiser « des  binômes radiologues-psychiatres qui  demanderont des séquences IRM-types, lors du premier épisode psychotique. ». « L’objectif est de construire et valider un algorithme de prédiction basé sur 4 méta-variables : (a) IRM structurale et fonctionnelle, (b) biologique (marqueurs génétiques), (c) cliniques et (d) neuropsychologiques collectés au cours d’un premier épisode psychotique, afin de prédire le devenir clinique  1 an, 2 ans et 3 ans après un premier épisode psychotique.  ( Collaboration entre l’Université de  Lille, CNRS UMR-9193, SCALab – Sciences cognitives et Sciences affectives, et le  CHU de Lille : hôpital Fontan, plateforme CURE, Service de neuroradiologie, hôpital Roger-Salengro, Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Hôpital Fontan) 

Dans le domaine de la pédagogie, Stanislas Dehaene, psychologue cognitiviste et neuroscientifique dont les travaux  « inspirent » notre ministre de l’Education Nationale, nous explique, grâce aux IRM, que  « la remarquable plasticité du cerveau humain le rend habile, à tout âge, à apprendre. Encore faut-il savoir en tirer parti. C’est ici que les neurosciences ont leur mot à dire ». 

Dans un article sur « les quatre piliers de l’apprentissage »,  il donne les conseils suivants : 

  un des premiers piliers de l’apprentissage est l’attention ».  « L’attention est le mécanisme de filtrage qui nous permet de sélectionner une information et d’en moduler le traitement »  … « l’enseignant doit savoir canaliser l’attention de celle ou celui qui apprend ». 

– le deuxième pilier de l’apprentissage  est « l’engagement actif ».  

–  Le troisième facteur de réussite d’un apprentissage est le retour d’information (le « feedback », en anglais)  car «le cortex est une sorte de machine à générer des prédictions et à intégrer les erreurs de prédictions: il lance une prédiction, reçoit en retour des informations sensorielles, et une comparaison se fait entre les deux ;  l’erreur représente donc une condition de l’apprentissage ! 

Le 4ème facteur est la consolidation par la  répétition 

Je ne suis pas enseignante, mais je me demande si, même boostés par cette novlangue, de tels discours peuvent aider les pédagogues de terrain, eux qui cherchent, au jour le jour, et au cas par cas, dans la relation vivante avec chaque enfant, la meilleure voie pour stimuler son désir d’apprendre …

Prenons l’exemple de l’apprentissage de la musique.

J’écoutais l’autre jour, avec émotion et fascination, une très  jeune pianiste jouer (par cœur) un mouvement de la sonate pathétique de Beethoven. 

Je me disais  que des neuroscientifiques  sauraient sûrement m’expliquer comment son cerveau (contrairement au mien) était capable d’engranger le nombre incalculable d’informations nécessaires à cet exercice. Par contre, ces mêmes neuroscientifiques ne sauraient rien me dire des « forces » psychiques mobilisées par cette  jeune fille pour accomplir cet exploit. 

Qu’est-ce qui l’a décidé à s’ « engager activement » dans l’apprentissage du piano depuis sa plus tendre enfance ? Comment  en a-t-elle eu le désir : en s’identifiant à un parent musicien ? Grâce à un prof de l’école, du  conservatoire ? A un ami de la famille, à la fréquentation de concerts ? Comment s’est-elle organisée pour travailler régulièrement, rester attentive, mémoriser, répéter, consolider ses acquis, tout en vivant une vie d’adolescente ( grandir, sortir, s’amuser, avoir des copains/copines, supporter ses parents…) Comment son désir a-t-il  tenu ?  Comment a-t-elle vaincu le trac et réussi à se produire en public ?  Comment a-t-elle acquis, en plus de la technique, la sensibilité qui lui permet de nous toucher dans son interprétation du morceau ?

Les événements de son  histoire individuelle ont fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui,  de manière hasardeuse, imprévisible, et ce n’est pas en regardant l’image IRM du cerveau de leur  enfant, que ses  parents ont décidé de l’inscrire au conservatoire de musique de son quartier, ni en consultant des experts en pédagogie qu’ils ont pu l’encourager dans son projet…  

Les neuroscientifiques nous vantent avec emphase les  « potentialités immenses de notre  cerveau » et des capacités  du petit d’homme à s’en servir, mais nous savons ce que nous devons à notre cerveau, le cerveau d’Homo Sapiens  qui a permis à l’Humanité d’être ce qu’elle est.  

Grâce à lui, nous  avons accès au langage et à la pensée, nous nous  souvenons  et nous nous  projetons  dans l’avenir, nous nous savons  fragiles et mortels, nous sommes curieux de connaître et nous transmettons ce que nous avons appris péniblement aux cours des siècles, nous vivons dans des sociétés qui ont une histoire… 

Le  langage est au cœur de notre particularité humaine, son apprentissage par  l’enfant est le secret de son « humanisation », de son entrée dans la subjectivité. 

 On sait par les neurosciences que le  cerveau immature du nourrisson  possède  d’immenses  potentialités (il est constitué de 100 milliard de neurones capables d’établir chacun jusqu’à 10 000 connexions. Le nombre de connexions potentielles est donc astronomique : 1 million de milliards.) 

 Ce sont les stimulations sensorielles et psycho-socio-langagières qui permettent la « programmation » personnalisée du cerveau.

Pas de développement de la zone cérébrale de la vision, par exemple, si la rétine ne transmet pas  au cortex, par le nerf optique, les informations lumineuses qu’elle reçoit. Ces ondes lumineuses  vont permettre la création de l’image des objets dans le cerveau occipital. Si la rétine est inopérante le cerveau ne sera pas programmé  (cécité d’origine cérébrale) 

Pas de langage, si le cerveau du bébé n’est pas « stimulé » par des voix humaines: en l’absence de ces « stimulations »  langagières, les neurones de l’aire du langage ne se développent pas (on connaît la fameuse tentative de Louis II, roi de Sicile -1377-1417 : il fit isoler dix enfants avec interdiction de leur parler, pour savoir en quelle langue ils parleraient spontanément – en hébreu, en latin ou en grec- ils moururent tous.)

On sait aussi par les neurosciences que la zone cérébrale qui s’active  dans la reconnaissance des visages est proche de celle qui s’active quand on parle, ce qui confirme le lien entre relations  et cognition : c’est parce qu’il regarde avec amour les visages de ses proches que l’enfant se met  à parler…

Ainsi nos cerveaux à priori  tous identiques à la naissance, se construisent, se modèlent, et se développent  différemment pour chacun, de manière imprévisible, pour et par le langage, qui nous  impose un rapport particulier au monde : nous ne connaissons pas le réel directement, nous avons  besoin, pour l’appréhender, le cerner, l’apprivoiser, de  passer à la fois par nos sens et par les mots. 

Ainsi se crée, pour chacun de nous, un monde  interne, imaginaire et symbolique, unique, qui nous individualise, nous  coupe, nous  sépare des autres, nous renvoie à notre solitude, mais, en même temps, par le langage et à la pensée, nous relie à eux.

Est-ce en découpant nos cerveaux en tranches que l’on peut explorer ce monde là ? 

 En nous  répétant à l’envi  que la maladie mentale est une maladie comme les autres », les tenants de cette psychiatrie «coupeuse de têtes » se fourvoient totalement, ignorent la spécificité de la folie, un trouble de la psyché « qui menace  l’homme dans son humanité »  (Henri Ey), une aliénation, terme apparu au XVIIIème siècle en même temps que l’idée de liberté individuelle.

En 1793, Pinel a bouleversé notre regard sur ces malades particuliers, « étrangers à eux-mêmes », en les délivrant  de leurs chaînes et  en  préconisant « le traitement moral » pour  les comprendre et les soigner.

En 1899, Freud publie un livre fondateur pour la psychanalyse, « L’interprétation des rêves ». Pour l’écrire il travaille, à la fois, sur les rêves de ses patients et sur les siens, sur ses fantasmes, pensées, angoisses, obsessions, inhibitions… et sur les leurs. Il révèle ainsi les invariants  universels du psychisme humain et sa dimension inconsciente : chacun s’inscrit  de manière singulière dans des structures communes et le  psychanalyste doit s’attacher à déchiffrer chacun de ces trajets particuliers.

Contrairement aux experts de la Fondation FondaMental qui croient dur comme fer qu’il y a une différence visible, repérable, radicale, essentielle, entre le  malade mental et « l’humain standard » (différence dont ils cherchent la trace en étudiant  nos cerveaux), Freud a rendu ainsi moins stigmatisante la barrière entre le normal et le pathologique.

En 1886,  la psychanalyse a commencé de  s’inventer quand il a montré  que l’hystérie n’est pas une maladie neurologique…

Après un stage chez Charcot à la Salpêtrière, il  se lance, en clinicien, dans l’étude de cette maladie mentale, et plus particulièrement  des  paralysies dont souffraient les femmes hystériques à cette époque.
Il découvre alors que ces paralysies n’ont pas de cause neurologique (qui serait aujourd’hui visualisable sur l’IRM) car leurs caractères cliniques sont incompatibles avec ce type de détermination (la zone anatomique des paralysies ne correspondant pas à celle d’un  nerf).

Il comprend  que la zone paralysée est une zone psychiquement construite, qu’elle correspond à une fonction, à un geste  (marcher, se tenir debout, bouger un bras,  etc…) geste  que le patient refuse d’accomplir .  

La  paralysie  rend le  geste impossible : Freud interprète ainsi la finalité du symptôme. Le patient a «  trouvé »  un langage corporel pour adresser  un message psychique, pour dire  son refus, son malaise. Et pour le traduire en termes médicaux,  il a utilisé les symptômes reconnus et classifiés  à son époque. (Ce qui explique que la symptomatologie de l’hystérie va évoluer avec l’histoire de la médecine.)

 En faisant ainsi l’hypothèse d’une  « conversion » inconsciente  du  dysfonctionnement  psychique en dysfonctionnement  organique, Freud postule qu’une représentation mentale peut être à l’origine d’un trouble physique,  et que ce symptôme (ici, la paralysie)  est produit par un sujet. 

Plus tard,  réfléchissant sur la « prématuration » du bébé humain, sur sa fragilité et sa dépendance première à l’ « Autre », il continuera d’explorer le lien complexe entre corps et psyché : un enfant ne peut pas survivre s’il n’est pas porté, soigné, nourri, s’il n’est pas accueilli par des personnes  qui lui apportent leur aide. Cet adulte, il en faut au moins un, Freud le nomme Nebenmensch, personne proche. La tâche de cette Nebenmensch c’est d’intégrer le nouveau né au monde humain : elle le nourrit et prend  soin de son corps et elle noue, en même temps avec lui, par projection, identification, une relation de parole et de désir. Pendant et après la tétée,  elle  échange avec lui des regards, des sourires, des mots, des caresses, elle l’écoute babiller et lui répond, le berce, lui chante une chanson, lui fait  rencontrer ses grands parents, le met dans les bras de ses frères et sœurs… C’est avec son corps, sa bouche, ses yeux, ses oreilles, sa peau… que  le bébé « connaît » le monde des personnes qui lui sont proches et communique activement avec elles.  Ainsi ses pulsions s’étayent sur ses besoins primordiaux… 

 Freud concevant l’idée de conversion hystérique, d’oralité, d’analité, de sexualité infantile… les  notions de pulsion, ou d’identification, Lacan décrivant le stade du miroir, Dolto parlant d’ « image inconsciente  du corps » ou de castrations symboligènes, voilà des psychanalystes qui tentent d’élaborer des raisonnements et des concepts visant  à éclairer l’articulation du corps et de l’esprit, pour tenter de comprendre comment l’histoire relationnelle singulière inscrit sa trace dans la chair.

 Contrairement aux neuroscientifiques, ils ne plaquent pas des théories toutes faites  sur du vivant, ils partent du vaste champ de la  clinique  du sujet (en particulier de l’expérience de la cure)  pour tenter d’en saisir les ressorts.  

Scientisme et politique

Ces adeptes de la standardisation oublient aussi  que les humains vivent en  société  et que la structure  de leurs sociétés n’est pas la même en tous lieux et de tous temps. Ces sociétés produisent des règles, des lois, une morale, des  discours philosophiques,  des pratiques  culturelles,  artistiques, religieuses, des croyances, des savoirs techniques, scientifiques etc… qui se transmettent par la parole et l’écriture de générations en générations.  Elles ont des organisations économiques et politiques différentes, qui induisent différents modes d’organisation du  travail, des rapports sociaux, des pouvoirs, différents types de dominations, de rapports entre les classes, les genres, les races. Il n’existe pas d’« humain standard », alors que Virgile et Maurice Maeterlinck, lorsqu’ils décrivent la vie des abeilles, ont, à peu de choses près,  le même objet d’étude sous les yeux  à 20 siècles d’intervalle. (et ce sont nos sociétés humaines,  qui par leurs pratiques agricoles incontrôlées menacent cette espèce de disparition) 

En refusant d’admettre que chaque personne s’inscrit dans une  histoire sociale et individuelle, réelle et symbolique, les tenants d’une psychiatrie bio-génétique font table rase du passé de l’humanité. Ils occultent  non seulement les apports de la  psychiatrie psycho-dynamique et de la psychanalyse, mais aussi ceux de la  sociologie, de l’anthropologie, de la philosophie, de l’histoire, de la poésie, de la littérature, du théâtre, du cinéma, de la peinture …  Les  œuvres produites par les artistes,  à travers les siècles, nous sont particulièrement précieuses : elles constituent notre  patrimoine culturel, elles nous offrent  une connaissance subtile de l’être humain:  Sophocle, Rabelais, Shakespeare, Montaigne, Rousseau, Rimbaud s’écriant :  « je est un autre », Flaubert (Madame Bovary, c’est moi),  Zweig décrivant « la confusion des sentiments »,  Schniltzer, Dostoiewski et son double, le  Prince Mychkine, le héros de « l’Idiot » comme lui épileptique, Ibsen, Proust, qui , avec sa madeleine, nous éclaire bien d’avantage que les neurosciences sur les rapports entre mémoire et sensations ! 

Donner un tel rôle, un tel pouvoir à la Science, ce n’est pas nouveau.

Rappelons-nous que l’homosexualité  a été considérée comme une maladie, répertoriée dans le DSM jusqu’en 1973 aux USA (et dans le CIM en France jusqu’en 1992). Parmi les traitements proposés  aux USA: la castration chimique ou chirurgicale, la lobotomie  frontale, ou les électrochocs… La « thérapie par aversion »  visait à provoquer un effet désagréable devant un stimulus sensé être agréable, et le supprimer par un réflexe pavlovien : les sujets visionnaient des images de porno gay et en cas d’érection recevaient des électrochocs. Il y a là l’alliance de la médecine du corps et du comportementalisme que nous connaissons bien. C’est le mouvement militant homosexuel qui a obtenu que ce « trouble » soit supprimé du DSM en 1973. L’homosexualité a été dépénalisée en France en 1982…

Ces mauvais traitements s’accompagnent  toujours de stigmatisations des patients utilisées à des fins politiques. Le psychiatre martiniquais Franz Fanon, devenu en 1953 médecin chef de l’Hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie (où il introduira la psychothérapie institutionnelle)  montrera comment les thèses de l’Ecole algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot, dont voici un exemple, sont totalement calquées sur le discours colonialiste : « Hâbleur, menteur, voleur et fainéant, le Nord-Africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet, de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles »« L’indigène nord-africain, dont le cortex cérébral est peu évolué, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par le diencéphale » … « L’Algérien n’a pas de cortex, ou, pour être plus précis, il est dominé, comme chez les vertébrés inférieurs, par l’activité du diencéphale »…

 Dans  ces moments noirs de l’histoire de la psychiatrie, La Science est invoquée, érigée en divinité toute puissante et elle autorise l’inhumanité.

Aujourd’hui, les tenants de la nouvelle psychiatrie « basée sur les preuves » agissent aussi au nom d’un « savoir » médical et scientifique qu’ils croient supérieur à toutes nos autres connaissances ; ils se disent capables de détecter dans le corps les stigmates de la maladie mentale, et de concevoir des  traitements pour les éradiquer : ils n’ont aucun doute là dessus, ils vont trouver (oserait-on dire)   « la solution finale »… 

Et aujourd’hui aussi, ce délire a une fonction politique : nier la violence faite à l’humain dans nos sociétés ultra-libérales. 

« Médicaliser l’existence » c’est refuser de chercher ailleurs que dans le corps les causes de nos souffrances (ou, comme le font  les « psychologues  positivistes », complices de ce déni, refuser d’incriminer la société, en culpabilisant l’individu : un individu isolé de son contexte socio affectif  qui serait le seul responsable de son bonheur, quels que soient les  traumatismes subis)

Pourtant les recherches abondent qui montrent le rôle central des inégalités sociales dans le malheur humain ; par exemple, les  écrits des sociologues de l’éducation sur l’échec scolaire : ils nous apprennent  que la réussite scolaire est totalement corrélée au niveau socio-culturel des parents. C’est  ainsi que les pédopsychiatres, qui diagnostiquent le TDAH, opèrent sans le savoir (et sans le vouloir) un tri social qui va  aboutir à l’étiquetage, la stigmatisation, la mise sous ritaline des enfants des classes défavorisés, en priorité.  

Pourtant nous voyons se multiplier les symptômes qui signent un immense « malaise dans la civilisation ». 

Dépressions, burn out, suicides au travail ( en même temps  que s’installent la précarisation des salariés, le chômage, la maltraitance par un management  agressif, la destruction des équipes, l’injonction à travailler seul, vite, sans réfléchir, sans projet qui ait du sens) 

Sentiments d’injustice face aux difficultés d’accès aux  services publics, sentiment d’abandon, de solitude dans les zones désertifiées où les  entreprises ferment, se délocalisent, où les commerces, les lieux de culture disparaissent. Argent-roi et pauvreté honteuse, problèmes pour manger à sa faim, sortir, se cultiver, partir en vacances. Et comment se nourrir, comment respirer, quand les  sols et l’eau sont pollués par les pesticides, l’air par les particules fines ? Sentiments  de méfiance, de défiance, l’agriculture produit des nourritures qui nous rendent malades, nous empoisonnent, les instances de l’état, de  l’Europe, gangrénées par les lobbies ne s’inquiètent  pas de notre santé, glyphosate, amiante, diesel…  théories du complot, paranoïa… 

Sentiment d’impuissance du citoyen qui n’a plus aucun pouvoir d’intervention, c’est  l’oligarchie politique, économique et financière mondialisée qui décide de notre destin, indignation,  colère devant l’ absence de morale de ces « élites » ;  politiques sécuritaires, répressives, guerrières, chasse aux migrants, agressions racistes, antisémites, sexistes, honte et culpabilité ;  refus du  vrai débat, déni de la démocratie, mise en concurrence des individus et des états dans une Europe créée  « pour construire  la paix » ;  sentiments de peur, de désespoir : impossible d’arrêter la machine infernale qui nous entraîne vers notre fin, la fin du vivant sur notre planète, diminution  dramatique du nombre  des insectes pollinisateurs, des poissons dans l’océan envahi par les plastics, réchauffement climatique… 

Et partout des écrans, des machines, plus personne derrière les guichets de la Poste, de Pôle Emploi, des caisses de retraite, dans les gares, les administrations, plus personne au bout du fil, faites le 1, faites le 2, le 3, prenez rendez vous par internet, pour obtenir votre passeport, votre permis de conduire, pour vous soigner, le diagnostic sera fait grâce aux résultats d’examens biologiques, les radios consultées sur écran, l’ordonnance envoyée par mail, plus personne pour vous examiner, vous toucher, vous regarder dans les yeux, vous tenir la main et, « plus la consultation est courte, plus l’ordonnance est longue », dépendance, addictions, alcoolisme, et personne, non plus, pour les plus fragiles, quand ils craquent, vacillent,  s’effondrent, eux que  nous savions accueillir et accompagner, dans nos  consultations, nos CMP, nos hôpitaux psychiatriques de secteur,  eux que nous allions voir  à domicile, à l’appel de leur famille, les voilà  seuls, livrés à eux mêmes, à leurs sentiments de désêtre, à la rue, ou enfermés chez eux avec un traitement neuroleptique  retard, recevant, une fois par mois, la visite d’une équipe mobile , jamais les mêmes infirmiers, le même médecin, jamais une personne connue, reconnue et qui vous reconnaît, une personne de confiance, avec laquelle renouer du lien à chaque visite, communiquer, se consoler, plus de personne  proche,  plus d’actuel « Nebenmensh », juste des machines à scruter nos cerveaux…

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