Psychiatrie: l’état d’urgence – PARTIE 1

Décryptage du livre par Frank Drogoul

1 Que sont l’aliénisme et le secteur psychiatrique tant décrié ? 

2 L’ aliénisme et la loi de 1838

3 La psychiatrie ouverte ( 1926)

4 La psychiatrie de secteur, la matrice saint-albanaise et la spécificité de la psychiatrie

5 Les médicaments en psychiatrie

6 Les années 1970-1990 et le renouveau du secteur

7 Les années 1970, époque de l’antipsychiatrie

8 Constat de l’état désastreux de la psychiatrie depuis 30 ans

Un livre rencontre actuellement un succès médiatique : Psychiatrie: l’ état d’urgence de Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca.

Dressant le bilan dramatique de la psychiatrie française contemporaine, les auteurs prétendent soutenir les luttes en cours en avançant leurs arguments pour une psychiatrie du XXIème siècle.

Mais c’est d’une place bien singulière dont il s’agit. On pourrait dire que ce livre se présente comme la revanche des CHU face à la psychiatrie publique issue de l’aliénisme, c’est-à-dire de la constitution du savoir psychiatrique depuis la naissance de notre spécialité autour de la Révolution Française. Depuis la séparation entre la psychiatrie et la neurologie en 1969, un clivage s’est opéré entre les services hospitalo-universitaires de neuropsychiatrie, qui ont choisi d’évoluer vers la psychiatrie et l’immense majorité des lits et structures soignantes, issues de l’ouverture aux soins des asiles psychiatriques régies par la circulaire instituant le secteur Psychiatrique que nous expliquerons plus loin. 

A l’image des autres spécialités de la médecine universitaire, ces services de CHU se sont spécialisés dans la recherche pharmacologique, et ce, dans le cadre de séjours psychiatriques de courte durée, passant la main pour la post-cure aux psychiatres libéraux ou aux équipes de secteur psychiatrique dans les cas où le patient nécessitait une prise en charge plus soutenue et englobante ou lorsque la maladie devenait trop grave dans sa durée ou son intensité.

Au vingtième siècle, ces services de CHU sont restés éclectiques, y compris avec des psychanalystes dans leur équipe et se référaient à un siècle de tradition psychiatrique franco-allemande dans leur recherche diagnostic. Mais depuis le début du XXIème siècle, c’est le positivisme qui inonde les CHU, avec la réduction du diagnostic aux QCM du DSM, avec des thérapies cognitivo-comportementales, une hyper spécialisation des soins excluant la dimension collective dans lequel tout humain est appelé à s’inscrire. 

Qu’en est-il exactement ? C’est ce que nous allons analyser dans ce texte. Par souci d’honnêteté, je n’aborderai pas ici les critiques de la pédopsychiatrie, préférant laisser ce sujet brulant aux professionnels de la petite enfance.

Ce texte critique étant assez long, il a était choisi de le mettre sur le site du collectif des 39 en trois partie.

Cette première partie revient sur la psychiatrie de secteur et la psychothérapie institutionnelle cause du désastre actuel selon les auteurs de ce livre.

Que sont l’aliénisme et le secteur psychiatrique tant décrié ?

Cet ouvrage commence par une histoire rapide de la psychiatrie qui n’aide absolument pas à comprendre ce qu’a été la psychiatrie de secteur, accusée d’être responsable de l’état pitoyable de la psychiatrie française aujourd’hui. 

L’aliénisme et la loi de 1838

La psychiatrie née après la révolution française fut nommée « aliénisme » et le concept majeur de l’aliénisme fut baptisé « traitement moral ». Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca oublient que le traitement moral était avant tout une reconnaissance de la maladie mentale comme maladie du lien social par excellence, d’où la nécessité de la traiter par une vie au sein d’une néo-société thérapeutique.

Ainsi la loi de 1838 a instauré l’équation soigner = enfermer. Or ce que semblent ignorer les auteurs, c’est que cette loi préconisait deux modes de placements : le placement volontaire et le placement d’office. Mais le placement volontaire n’était en rien une hospitalisation libre ; c’était un placement à la demande des proches, généralement la famille. Et le placement d’office était un placement par les autorité légales, le préfet ou ses représentants.

Cela a impliqué que pendant plus d’un siècle, être soigné par la psychiatrie équivalait à être enfermé, et à vie, la plupart du temps. 

Pinel, le père de l’aliénisme, suivait ce qui était déjà prôné par Necker et Tenon, dans les années qui avaient précédé la Révolution française :

 « L’hôpital est en quelque sorte un instrument qui facilite la curation : mais il y a cette différence frappante entre un hôpital de fiévreux ou de blessés et un hôpital de fous curables, à savoir que le premier offre seulement un moyen de traiter avec plus ou moins d’avantages… tandis que le second fait lui-même fonction de remède ». 

Cette idée sera la pierre centrale de l’aliénisme esquirolien avec ce célèbre aphorisme : 

« Une maison d’aliénés est un instrument de guérison ; entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales. » 

Théoricien de l’isolement thérapeutique, Esquirol préconisera la resocialisation à travers la vie quotidienne de l’enfermement comme base de tout traitement de la folie, et cela sous la direction du médecin.

Le traitement moral reposait sur l’agencement d’une vie collective, ce qui était un progrès par rapport aux contentions et isolement antérieurs. Certaines expériences furent intéressantes, comme celles des fermes-hôpitaux. Mais dans l’immense majorité des asiles, c’est l’inactivité qui est devenue la règle, avec un personnel non formé et corvéable à merci, et qui, par mesure défensive devant l’angoisse que génère inévitablement la fréquentation de patients psychotiques, est devenu une source de sur-aliénation dans l’univers de la ségrégation.

La psychiatrie ouverte ( 1926)

Le premier placement libre date de 1926. Il a été mis en place par Édouard Toulouse, précurseur de la psychiatrie extra-hospitalière avec la création du premier dispensaire et des visites à domicile. Mais ce psychiatre adhérait à une idéologie ségrégationniste qui allait jusqu’à prôner l’eugénisme et le maintien de l’enfermement pour les malades supposés incurables, en réservant la psychiatrie ouverte exclusivement aux patients curables. Soit ! Ce nouveau partage fut un progrès sur la norme antérieure qui organisait un cloisonnement entre inoffensifs et dangereux. Mais l’aliénisme resta la seule prise en charge psychiatrique pour ces personnes jugées « incurables », mises à l’écart selon leur degré de dangerosité et de « démence ». 

La psychiatrie de secteur, la matrice saint-albanaise et la spécificité de la psychiatrie 

Après la Seconde Guerre mondiale, toute l’effervescence de la psychiatrie fut consacrée à ouvrir les asiles, dont l’état sanitaire et humain était épouvantable, afin de déplacer le centre de gravité des soins dans la cité. 

Ce fut la « psychiatrie de secteur, » expérience unique au monde, grâce à laquelle toute personne présentant des troubles psychiatriques a droit à une équipe unique qui le suivra le temps qu’il faudra, à vie s’il le faut, de l’hôpital à la cité, de la cité à l’hôpital. Chaque secteur territorial devait en moyenne s’occuper de la santé mentale dans une communauté de 70.000 habitants, ayant comme tâche la prévention, le traitement, et l’aide thérapeutique et sociale pendant l’hospitalisation et à la sortie. 

Pour commencer cette lourde tâche, il fallut révolutionner l’asile de l’intérieur et l’ouvrir vers des relais thérapeutiques (dispensaires, hôpitaux de jour, appartements thérapeutiques ou associatifs, foyers…), 

Les pionniers de cette politique psychiatrique décloisonnèrent les pavillons et mirent en place des clubs thérapeutiques, outils institutionnels pour lutter contre l’apragmatisme et le statut d’irresponsabilité des malades mentaux. C’est ce qu’illustre la Matrice saint-albanaise, que François Tosquelles, (réfugié de la Révolution espagnole) impulsa à partir de 1940, en pleine guerre, durant cette sinistre époque qui vit mourir des conséquences de la faim plus de 40.000 malades mentaux dans les autres asiles de France. L’équipe de Saint-Alban ouvrit les quartiers d’agités, proposa avec succès que des malades aillent aider les villageois dans les travaux des champs, créa un journal intérieur, le Trait d’union, où l’on traitait de tout – y compris des médicaments, comment et pourquoi bien les prendre. Le club ouvrit également un cinéclub dans le village pour que toute la communauté puisse en profiter.

Et n’en déplaise à nos nouveaux censeurs, il publia la première édition de la thèse de Lacan, en même temps qu’étaient étudiées la phénoménologie psychiatrique, la sociothérapie, etc. 

L’être humain est un être de langage et c’est parce qu’il est un parlêtre que la psychanalyse a été inventée. 

Mais l’expérience de Saint-Alban nous transmet une dialectique bien plus intéressante :

« Les autres animaux peuvent vivre dans un milieu qui comporte le cas échéant des interactions réciproques avec d’autres animaux de la même espèce ou d’autres espèces, ce qui parfois permet de parler de « sociabilité » de telle ou telle espèce animale. Ils vivent néanmoins – et malgré ces interactions « naturelles » – dans un milieu naturel ; leur destin et sa loi vitale est de s’y adapter ou de périr.

L’homme n’est pas un animal de la sorte. Il ne vit pas dans un milieu ainsi défini. Il convertit le milieu « naturel » en un « monde ». Il réussit ainsi à « humaniser la nature » et à humaniser du même coup sa vie animale, sa vie naturelle. Son destin et le processus d’humanisation qui lui est propre, ne se posent jamais sous le dilemme de s’adapter ou périr. Il construit avec les autres hommes un monde dans lequel il « se fera homme ».

Le maniement de l’outil et la civilisation que cela a engendrée sont ainsi la grande spécificité de l’espèce humaine. Nous devenons humains par le langage et le travail. Mais le travail qui est constitutif de notre humanité n’a rien avoir avec le travail salarié dans une société capitaliste inégalitaire. D’où l’importance de reconnaître que les conditions de travail, les rapports hiérarchiques, les cloisonnements institutionnels, l’irresponsabilisation des malades doivent être traités si l’on veut déjà que l’environnement ne soit  pas trop pathogène pour les patients les plus fragiles.

La psychiatrie est ainsi la spécialité médicale qui vient accueillir et traiter les maladies spécifiquement humaines. Et si le névrosé poids-moyen-occidental peut s’en sortir avec la cure type analytique, la théorie du transfert a dû s’adapter, dans la pratique, à ceux pour qui la cure type ne peut suffire, voire serait dangereuse. 

Toute cette dynamique d’expériences, sans oublier celle de Lucien Bonnafé qui s’attela à inverser la logique asilaire en montant des équipes de secteur dans la cité, sans attendre l’ouverture des lits du secteur, fut le fait d’une minorité de psychiatres et d’infirmiers appelés à jouer un rôle central dans l’innovation des soins. Ce sont ces mêmes psychiatres autour de Daumezon, qui, en s’appuyant sur les CMEA, mirent en place la formation des infirmiers psychiatriques. 

Ces pionniers ne furent pas nombreux, mais pas moins que ne le sont les adeptes actuels des centres experts et autres prises en charge ayant la caractéristique d’être les plus courtes possible, au nom d’un nouveau gage de pseudo-scientificité psychiatrique ! 

C’est pourquoi, en lisant ce livre, il est impossible de comprendre ce qu’ont été la politique de secteur psychiatrique et la psychothérapie institutionnelle dont ils ne cessent de louer le dépassement, en quoi a consisté ce renversement de la fonction infirmière dans ce qui devait être l’équipe unique, s’occupant, avec les patients, de tout ce qui a trait à la vie quotidienne, à l’hôpital comme dans les lieux de soins et associatifs de la cité. La première journée annuelle de psychothérapie institutionnelle impulsée par l’équipe de Sainte-Gemmes sur Loire autour de Pierre Delion s’intitulait « les tables, le linge et les couloirs ».

Ce renversement nécessaire tient encore à la spécificité de la psychiatrie dans la médecine. Un infirmier de médecine somatique doit être le technicien de l’application parfaite des protocoles prescrits par les médecins. Qu’il le fasse avec le sourire ou pas, cela n’a guère d’importance pour la médecine telle qu’elle est actuellement dispensée, même si nous savons que ce n’est pas sans effet. 

En revanche, l’infirmier psychiatrique doit inventer les soins, car ce n’est toujours que dans l’après coup que l’on peut mesurer si une prise en charge collective, centrée sur les relations individuelles, la resocialisation à travers la vie quotidienne et la gestion du club, a eu un effet positif sur tel ou tel patient et sur l’ambiance du collectif.

Les médicaments en psychiatrie

Ces pionniers du secteur psychiatrique s’intéressaient à toutes les sciences humaines pour comprendre le fait psychotique et psychopathologique. Mais ils étaient avides de tout progrès scientifique qui pourraient soulager les malades. 

Le largactil (1952) et le tofranil (1956) vinrent s’ajouter aux cures de sakel, aux packings et aux électrochocs. Mais la majorité des chefs de service, notables locaux, sautèrent sur l’occasion pour gérer leur service asilaire avec des patients bavant et ayant pris trente kilos. Ce qui fit dire à Lucien Bonnafé cette phrase à méditer : « Ils veulent faire oublier ce que nous avons fait avant l’ère des neuroleptiques ! »

Ce rappel n’est en rien un appel à ne pas s’appuyer sur les psychotropes. Il veut souligner le fait que les thérapeutiques médicamenteuses sont une aide pour soigner les patients, mais en aucun cas le point central des soins, à la différence des autres spécialités médicales. Et cela pour un moment encore…

Les années 1970-1990 et le renouveau du secteur

Les années soixante furent celles de la glaciation. Michel Poniatowski ferma le bureau des maladies mentales au ministère de la santé et toutes les nouvelles dotations pour l’extra-hospitalier furent gelées jusqu’au renouveau de la psychiatrie de secteur dix ans plus tard, dans le sillage des journées de mai. C’est d’ailleurs lors de la grève de mai-juin 1968 qu’est né le club thérapeutique d’Angers, sous l’impulsion de Jean Colmin. Pourquoi les patients pâtiraient encore de notre grève, alors que c’est pour eux que nous la faisons ? Eh bien ils la firent avec eux… Cette expérience est importante car les deux secteurs institutionnels d’Angers ont formé les médecins, psychologues et infirmiers qui reprirent le flambeau de la psychothérapie institutionnelle, et la firent essaimer dans l’Hexagone. Qu’en reste-t-il ? Assez d’expériences, d’écrits et d’équipes qui travaillent toujours face à l’adversité croissante des directives administratives. Mais, s’il faut dix ans pour commencer à pouvoir travailler avec les outils désaliénant que sont le club et sa commission financière, six mois suffisent à tout détruire de façon autoritaire. Nos jours sont donc probablement comptés.

On pourrait nous dire, en lisant cette introduction, que la psychiatrie ne peut pas s’occuper que des seuls schizophrènes. Mais dans la pratique, on s’aperçoit qu’une équipe qui a mis en place un fonctionnement institutionnel pour accueillir les schizophrènes, prend en charge les pathologies moins handicapantes avec beaucoup plus de facilité. En outre, ce qui est totalement absent de leur nouvelle psychiatrie, c’est la prise en compte du fait que la désocialisation amicale des malades psychiatriques n’est pas seulement due à la stigmatisation de la folie. Notre société aujourd’hui est sans pitié pour ceux qui vont mal et s’isolent progressivement. Et nous avons des centaines d’histoire de vie dans lesquelles des patients déprimés, alcooliques, bipolaires, s’en sortent enfin en trouvant un milieu thérapeutique qui les aident à se reconstruire, en participant à la vie du club. 

C’est pourquoi quand les auteurs de ce livre nous annoncent que la « psychiatrie paternaliste » est finie grâce à ce qu’ils préconisent – des « contrats thérapeutiques », des pairs aidants et une plus grande coopération avec les familles –, ils ne montrent qu’une seule chose, c’est qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. 

Ce livre se veut la victoire des CHU sur le « post aliénisme » qu’était la psychiatrie de secteur, même si, comme nous l’avons déjà dit, bien peu d’équipes ont essayé et essayent toujours de cultiver la logique du secteur psychiatrique qui cultive les liens dans la cité. Les auteurs ont beau le déplorer, heureusement qu’une majorité de psychiatres ont été formés en tant qu’internes dans les services de secteur, et non pas dans les CHU où l’on n’apprend pas à suivre les patients dans leurs difficultés à vivre avec les autres. C’est pourtant cela la psychiatrie. Et ce n’est pas étonnant que « Fondamental », la fondation de ces deux auteurs, ne s’intéresse qu’à promouvoir de manière « pérenne » ses services d’expertise diagnostique, le nouveau Graal de la psychiatrie, qui vont siphonner en priorité les trop rares nouveaux soignants formés. Encore des soignants en moins pour s’occuper des patients qui ne pourront pas s’offrir la psychiatrie privée, elle aussi dans un piteux état quant à la démographie des psychiatres libéraux. 

Les années 1970, époque de l’antipsychiatrie

Les auteurs, se voulant éclectiques, abordent même le courant antipsychiatrique des années 1970 qui a conduit au grand mouvement mondial de désinstitutionalisation. 

Comme pour Édouard Toulouse, il est important de noter à ce sujet que dans cette grande entreprise de désinstitutionalisation, le gauchisme de cette époque a rejoint les directives ministérielles et la ségrégation, sans vraiment s’en rendre compte. 

Par exemple, le livre Asilium de Goffman, cité pas nos auteurs, fut une commande du Président de la Californie, Ronald Reagan, avant qu’il ne devienne Président des USA. C’est en se fondant sur l’étude dénommée Asilium, Total institution (l’armée, les couvents, la prison et les asiles psychiatriques) que les hôpitaux psychiatriques californiens furent fermés sans état d’âme et sans attendre que les pratiques alternatives ne soient en place. En France, tout un mouvement se réclamant de la psychiatrie italienne prôna également la fermeture définitive de tous les lits psychiatriques, en dehors des centres de crise à durée maximum d’hospitalisation de 9 jours ! Il est vrai que la fermeture des lits prônée par Reagan ou Thatcher n’avait rien avoir avec le modèle de psychiatrie hors des murs de Basaglia. Mais il faut se rappeler que la traduction française du titre du livre de Goffman en dit long sur la possibilité de penser la chose dans la gauche psychiatrique de l’époque. Total institutions, sous-titre de Asilium, se réfère à Marcel Mauss et à son concept d’institutions totales, pour définir les établissements ou organisations sociales fermées sur elles-mêmes comme le sont l’armée, les couvents, les prisons ou l’asile. Mais avec la psychiatrie de secteur, avec l’hôpital psychiatrique ouvert sur la cité, les asiles français n’étaient plus ces institutions totales de la loi de 1838, et cela malgré la résistance des administrations hospitalières. Alors pour éviter ce débat central, la traduction française de 1969 fut tout simplement Asilium, institutions totalitaires ! On ne peut réformer une institution totalitaire ! Et ainsi furent justifiées pour 50 ans la fermeture des lits psychiatriques de secteurs, un cloisonnement quasi-militant entre les équipes intra et extra-hospitalières, et un passage de plus en plus massif des patients hospitalisés dans le médico-social à moindre coup, médico-social qui a trop souvent consisté à ouvrir des institutions totales pour nos patients devenus handicapés, les MAS, dans les pavillons vidés des hôpitaux psychiatriques ! 

Après la glaciation de l’extra-hospitalier des années 1960, les artisans et théoriciens de la psychothérapie institutionnelle se sont trouvés stigmatisés comme responsables de la continuité de la lourdeur asilaire ; les clubs thérapeutiques furent même condamnés comme ayant été une fausse démocratisation aliénante, du fait même qu’ils n’étaient pas tournés vers la cité et que l’asile n’était pas réformable ! Heureusement, quelques équipes s’acharnent à démontrer depuis des années que la dialectique entre l’extra- et l’intra-hospitalier ainsi que la lutte contre les cloisonnements institutionnels qui se dressent contre la guérison sont d’autant plus favorisées avec les outils de la psychothérapie institutionnelle… 

Car dans la fermeture des lits psychiatriques, il y a eu l’époque où cette dernière était rendue possible par l’ouverture de structures extra-hospitalières et du travail dans la cité (1970-1990). Mais à partir de 1985-1990, les fermetures ont été imposées, avec l’injonction d’envoyer des patients inadéquats dans des établissements « mieux appropriés à leur pathologie », en Belgique ou en France. Les années 1990 et 2000 furent les époques où de nombreux jeunes psychiatres, praticiens hospitaliers, étaient accueillis par leur patron avec une liste de trente noms de patients hospitalisés qui devaient être placés ailleurs dans les deux ans, pour permettre aux lits du secteur de rejoindre le centre de la cité, avec la suppression de plus de la moitié des lits, sans contrepartie dans les outils de soin, et avec une séparation définitive des lits de secteur en pavillons d’entrants et pavillons de plus long séjours, mais pas trop quand même… Et dans cette nouvelle organisation hospitalière, comme l’hôpital Henri Ey à Paris, qui a déménagé quatre secteurs de Perray-Vaucluse, l’ergothérapie n’est plus interne aux pavillons de soin mais est désormais intersectorielle à l’entresol, et un cinquième étage reçoit les patients violents ou agités ! Vous allez dire que la continuité transférentielle n’est pas indispensable ? Tant que les chiffres disent que vous avez raison du fait même que tout ce que vous faites est chiffré ! Reste comme symptôme le nombre croissant des hospitalisations sous contrainte et les ruptures de soins dues aux sorties prématurées, sans parler de l’explosion des contentions.

Constat de l’état désastreux de la psychiatrie depuis 30 ans

Ainsi arrivons-nous à ce constat effroyable que psychiatrie : état d’urgence ! dépeint avec une démagogie mensongère, car cela lui permet de montrer du doigt la psychiatrie de secteur qui ne permettrait plus aujourd’hui que la psychiatrie moderne se déploie. 

Ce qui est notable dans cet ouvrage, c’est qu’au milieu d’une avalanche de chiffres statistiques, il n’y a aucun recensement de l’hémorragie du nombre de soignants en psychiatrie depuis 1990. Pas un mot sur la fin de la formation et du diplôme d’infirmier de secteur psychiatrique (1992) et de l’internat psychiatrique, tant dans sa spécificité que dans le nombre de soignants formés, qui a été diminué par dix, alors même que les gros contingents de départ en retraite sont prévus depuis longtemps pour la décennie 2010-2020.

Le rapport Bachelot-Narquin (2009) nous mettait déjà en garde : 

« L’état des lieux dressé en 2007 indique une densité de 22/100 000 habitants (dans la moyenne des pays de l’OCDE) avec un âge moyen de 51,6 ans (pour 48,2 en 2000) et 22% de psychiatres de 60 ans et plus. La répartition sur le territoire est fortement déséquilibrée avec 80% des praticiens exerçant dans des villes de plus de 50 000 habitants et une forte inégalité entre les régions. Enfin de nombreux postes vacants dans les établissements publics de santé (PH temps plein 25% ; PH temps partiel 40%) confirment les difficultés quantitatives démographiques de la profession. 

Cette situation risque de s’aggraver à moyen terme compte tenu des perspectives de diminution du nombre de psychiatres d’ici à 2025 (36 %). » 

Et devant ce constat, ce rapport regrettait que seulement 280 postes d’internes en psychiatrie soient ouverts pour l’année 2008, pour une population d’environ 15.000 psychiatres, dont la moitié en libéral.

Ainsi en 2007, sur 5285 postes hospitaliers en temps-plein, 1138 étaient vacants !

Mais rassurons-nous, avec 22,8 psychiatres pour 100.000 habitants nous sommes supérieurs à la moyenne de l’OCDE. Le problème n’est donc pas la démographie mais la répartition territoriale ! Pour les infirmiers, ce rapport nous prévenait déjà que 40% des infirmiers en psychiatrie prendraient leur retraite dans les cinq ans, c’est-à-dire avant 2015 !

Rien n’a été fait pour contrer cette évolution, alors pourquoi les choses changeraient-elles avec ce livre, surtout si les auteurs oublient volontairement d’en parler ?

Cet ouvrage se contente de noter que dans l’extra-hospitalier, « l’engorgement des structures n’est pas nécessairement lié à la hausse des prévalences des pathologies. Cette augmentation de la demande serait également l’une des conséquences positives du processus de déstigmatisation, qui se traduit par un plus fort adressage de la part des acteurs de premières ligne et par un besoin accru de prise en compte de ce qui apparaît comme un trouble. »  Dans la même page, les propositions pour remédier à cet état de fait sont les téléconsultations et les équipes mobiles ! Rien sur les centaines de thérapeutes non remplacés dans les structures publiques gratuites, ni sur l’explosion des dépassements d’honoraires des psychiatres recevant en libéral !

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