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Quelle hospitalité pour les autistes ?

Ce texte polémique, et initialement présenté lors du meeting du 1° Juin 2013 concluant les Assises citoyennes pour l’hospitalité dans la psychiatrie et le médicosocial, s’inscrit dans une interlocution avec les intervenants qui avaient précédé : Laure Murat, Pierre Dardot et Jean Oury.
Ceux-ci ayant très largement « déblayé le terrain » et éclairci la situation, je renvoie chacun à leurs propos déjà publiés pour deux d’entre eux : Laure Murat et Pierre Dardot.
Ce qui nous a choqués et déterminés en toute hâte à modifier l’organisation de ces Assises pour provoquer ce meeting unitaire, se trouve déployé et précisé dans leur analyse critique de la rhétorique et des enjeux politiques du plan Autisme 2013, dans son écart et son articulation étrange avec les propos publics de Marie Arlette Carlotti insultant, en tant que ministre, les pratiques s’appuyant sur la psychanalyse.

Oui il s’agit d’une entreprise délibérée et explicite d’exclure la psychanalyse et la Psychothérapie Institutionnelle, autrement dit tout un champ du savoir humain qui a construit notre modernité, pour laisser place à un mode de pensée et d’action réducteur et exclusif, un véritable rouleau-compresseur qu’il s’agit de stopper.
Oui les recommandations de la HAS contre laquelle nous nous insurgions lors de notre précédent meeting le 17 Mars 2012 à Montreuil, constituent le pivot de ce plan qui prend prétexte de la détresse des familles pour imposer un dispositif extrêmement construit à tous les niveaux. Un monstre bureaucratique qui s’impose, remarquons le par la menace, mais aussi et surtout par les processus de formatage des « soignants », qui deviendraient, s’ils obéissent à de telles procédures, de simples « exécutants aux ordres ». Et qui seraient à chaque étape évalués, contrôlés par toute une série de supervisions et de certifications dont on voit aujourd’hui ouvertement l’aspect intrusif dans les pratiques de chacun. Nous avons critiqué depuis nos débuts ces processus de certification s’avançant au nom du bien et prétendant garantir les prétendues « bonnes pratiques » en s’en tenant prétendument à la forme. Nombre d’entre nous s’épuisent chaque jour à tenter de traduire leur travail dans cette novlangue appauvrissante, puisque nous sommes contraints à passer sous les fourches caudines des certifications si nous voulons continuer à faire notre travail soignant en institution.

Aujourd’hui un masque tombe bruyamment : ces certifications vont intervenir explicitement sur le fond, c’est-à-dire sur la relation soignante, sur la prise en charge avec ce qu’elle suppose à chaque fois de prise en compte de la singularité, avec aussi la part d’invention et de création qui fait la difficulté mais aussi la richesse passionnante de nos métiers. Nous travaillons avec des personnes prises dans une histoire sur plusieurs générations, un réseau de relations humaines et sociales, et aucune approche de cette complexité ne peut prétendre être univoque et s’imposer à tous et en toutes circonstances.

Ainsi un certain nombre d’entre nous, et j’en suis, construisent leur pratique en s’appuyant sur la psychanalyse et la Psychothérapie Institutionnelle, mais il ne nous viendrait pas à l’idée d’en faire une approche exclusive !

Et nous nous insurgerions de la même manière contre une telle prétention totalitaire !
De plus face à la grande détresse de ceux que nous accueillons, qui oserait prétendre que des abords multidimensionnels ne sont pas indispensables ?
Chaque jour il m’arrive de prescrire des psychotropes, même si j’essaie d’en faire un usage bien tempéré, pour pouvoir apaiser la trop grande souffrance, chercher le contact, le garder et nouer des relations de confiance préalables à toute possibilité de soin relationnel.
C’est cette posture se réclamant des lois de l’hospitalité qui nous parait le soubassement, le socle d’une psychiatrie à reconstruire sans négliger aucun des apports de la biologie, des sciences sociales, de la philosophie etc…
Cette liste n’est pas limitative par principe, et c’est cet hétérogène-Jean Oury le définit comme un hétéroclite travaillé- qu’il est toujours indispensable de maintenir comme un ouvert riche de potentialités.

On m’a appris à la Faculté de médecine, il y a déjà longtemps à prescrire, mais ce que j’ai appris de réellement opératoire s’est effectué sur le terrain, au contact des équipes avec lesquelles j’ai travaillé, avec les patients qui ont été mes vrais maitres en psychiatrie dans les espaces de vie quotidienne et de club thérapeutique. C’est toute la dimension d’un Collectif de travail qui inclut tous ceux qui concourent aux soins, mais aussi les patients qui peuvent, si on leur en donne la possibilité, participer de la construction de l’espace thérapeutique.
Ce propos pourrait paraitre utopique si je ne vivais pas quotidiennement cette pratique, comme tous ceux qui s’engagent à leur manière à chaque fois particulière dans cet enjeu d’un soin relationnel qui constitue le lieu de la « fabrique du soin », celui où nous pouvons rencontrer l’autre. Et cela vaut pour le collectif comme pour les rencontres apparemment les plus individuelles.
Or ce plan autisme 2013, et ces recommandations de la Has sont exactement antagoniques à tous ces préalables nécessaires pour construire un tel espace thérapeutique. D’autres que moi, je pense bien sûr en premier lieu à Pierre Delion, ont pu montrer le caractère opératoire d’une « psychiatrie intégrative » avec les personnes souffrant d’autisme ; et pour lesquelles les soignants usent de toutes les possibilités en leurs moyens pour entrer en contact, réduire la souffrance et les automutilations, aider la personne à l’accès au langage et aux acquisitions.
Il est complétement absurde d’opposer psychanalyse et éducation : Anna Freud, Françoise Dolto pour parler des plus célèbres ont consacré leur vie à tenter d’articuler ces approches hétérogènes et complémentaires.

Et quand nous travaillons avec des patients désinsérés par leur maladie, pour retrouver un logement qu’ils puissent habiter, au sens fort de ce terme, quand nous les aidons à gérer leur budget et à s’inscrire dans des échanges sociaux, quand nous partageons avec eux des moments de vie quotidienne, des repas ou des fêtes, nous travaillons dans une complexité de registres qui interdit toute prétention à une vérité exclusive. Aujourd’hui on nous présente une Vérité d’Etat garantie par la HAS qui prétend s’appuyer sur des avancées scientifiques et même sur une recherche dont on connaitrait par avance les résultats ! On n’avait jamais rien lu d’aussi grandiose depuis l’époque du génial camarade Staline !
Or cette Vérité Ultime et exclusive se trouve dans le plan « fédérée » explicitement par la fondation Fondamental, que le film de Philippe Borrel (« Un monde sans fous ») nous avait montrée dans sa fondation entre des politiciens de droite, des bio-psychiatres quelque peu fanatiques, et quelques savants qui paraissaient bien illuminés…
Il semble bien hélas que cette Fondation ait donc pris le pouvoir sur toute une partie de l’appareil d’Etat au point de lui dicter un plan totalement calqué sur ses positions et son appareil de formatage.

Il semble aussi que la gauche de gouvernement se soit laissée convaincre par ce discours pseudoscientifique que les meilleurs chercheurs en neuroscience ont pourtant déjà démonté : qu’on se rappelle entre autres les contributions de François Gonon et de André Coret lors du meeting de Montreuil ainsi que pendant ces Assises, leurs publications lisibles par toute personne souhaitant s’informer de l’état de la science! Et de l’imposture de la psychiatrie qualifiée de « bulle spéculative » par François Gonon dans la revue Esprit de novembre 2011.
Il faut aussi insister sur un point crucial : il ne s’agit en aucune manière pour nous de proposer un retournement en mettant une autre orientation, telle la psychanalyse actuellement désignée comme un épouvantail, en position de vérité ultime. Un tel retournement laisserait intacte cette idée totalitaire d’une Vérité d’Etat, alors qu’il faudrait préconiser la plus large ouverture à la recherche et à l’inventivité dans le soin et la formation.

Et nous serions enchantés d’ailleurs que des avancées pratiques se produisent dans le domaine biologique : mais pour le moment cela reste de l’ordre de l’imposture, comme nous avions pu le lire et le dénoncer dans le préambule de la loi du 5 Juillet, avec ces médicaments antipsychotiques qui prétendent de façon mensongère en finir avec le « déni des troubles », voire en finir avec la folie !
Pour autant certains patients, certaines familles ne veulent en aucune manière d’une thérapie s’appuyant sur la parole, et il s’agit absolument de respecter cette possibilité : car la thérapie forcée, la parole imposée c’est aussi totalitaire voire plus que les médicaments sous contrainte en ambulatoire !
Ce qu’il s’agit de soutenir : c’est la possibilité la plus grande de choix pour les patients, les familles et les professionnels. Un choix éclairé par un autre discours que celui de la propagande des laboratoires pharmaceutiques qui trame et finance cette HAS dont les décisions sont contestées dans bien d’autres domaines : maladie d’Alzheimer, taux de cholestérol etc… en vue de prescrire des médicaments aussi couteux qu’inefficaces ou dangereux.

Des collègues médecins ont contesté ces recommandations et ont eu à plusieurs reprises gain de cause : ainsi l’association des psychiatres d’intersecteurs (l’API) a refusé récemment de produire une recommandation sur « le syndrome d’hyperactivité chez l’enfant » en arguant de l’inexistence d’une telle entité inventée essentiellement pour prescrire de la ritaline à un enfant sur 10 aux USA.
Il nous est donc possible de contester et même de récuser des recommandations purement idéologiques de cette HAS, dans la mesure où elles sont absolument non scientifiques contrairement à ce qu’elles prétendent, et qu’elles vont à l’opposé de tout ce qui fait la richesse et la diversité de notre clinique et de la réalité psychique de chaque personne.
Autrement dit il ne faut pas laisser passer les déclarations démagogiques d’une ministre sous prétexte qu’elles recevraient l’assentiment d’une partie des familles. D’autres groupes de familles, comme l’association « la main à l’oreille » mènent le combat à nos côtés, et à leur manière, pour des soins ouverts et de qualité : au nom de quoi ces familles ne mériteraient-elles pas d’être reconnues et prises en considération ?

La démocratie ne consiste certainement pas à écraser les minoritaires sous le poids du plus grand nombre, et « d’homogénéiser » les pratiques pour que tout soit conforme à une norme d’Etat.
Nous savons depuis le 9 Mars 2012 la volonté, déclarée dans le journal l’Express, du président de la HAS de généraliser ses « recommandations » à tout le champ psychopathologique : aujourd’hui l’autisme, demain les bipolaires et les schizophrènes …

Il suffira à chaque fois de prétendre à une pseudo-découverte scientifique pour vouloir imposer un traitement formaté des patients considérés comme un tas de molécules et de neurones !
Répétons-le une fois de plus : quand bien même des troubles génétiques, biologiques seraient avérés dans une pathologie mentale, cela ne signifierait en aucune manière que la personne en souffrance serait dépourvue de vie psychique et d’inconscient. Ou alors nous nous dirigerions tout droit vers ce que Tony Lainé appelait en son temps une psychiatrie animalière, une zoo-psychiatrie.
Pour toutes ces raisons, et pour bien d’autres, il est important de nous mobiliser ensemble contre ce plan qui est lourd de menaces cette fois tout à fait explicites. C’est toute la possibilité des soins psychiques qui se trouve mise en danger par un tel dispositif qui marque le début d’une destruction organisée d’une psychiatrie fondée sur des valeurs humaines de solidarité et d’hospitalité.
Il est essentiel enfin que soient promus des lieux d’accueil pour les personnes autistes, ce qui implique en premier lieu des moyens, mais surtout la nécessité d’une politique de soins tenant compte de l’infinie diversité des situations et de l’articulation indispensable des différentes approches thérapeutiques et éducatives existantes et à venir.

Pour le Collectif des 39
Dr Patrick Chemla
Psychiatre et psychanalyste, chef de service,
Centre Antonin Artaud Reims
Juin 2013

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> Transmettre le mouvement de la PI c'est récuser l'arrêt sur image

Dans la dynamique de préparation des Assises que les 39 et les Ceméa organisent en 2013 (31 mai et 1er juin ) P. Chemla propose à la lecture ce texte qui amorce une élaboration sur la transmission de la PI mais aussi le combat pour la construction des Assises.

 

TRANSMETTRE LE MOUVEMENT DE LA PI C EST RECUSER L’ARRET SUR IMAGE

 

J’aborde cette intervention et ce colloque avec un sentiment d’urgence : urgence politique devant les menaces fascisantes de ces groupes qui tentent actuellement de nous faire taire et d’interdire de parler, penser, agir avec la psychanalyse et la PI.

Urgence aussi à transmettre dans un contexte où les représentations de la folie se trouvent bouleversées et se présentent comme une sorte de kaléidoscope : entre l’image du « fou à délier » de l’Asile traditionnel qu’une génération de psy a voulu libérer de ses chaines et celle du handicapé psychique qu’il s’agit de gérer et de normaliser, il semble bien qu’une constante demeure, celle de faire taire et de mettre au silence les témoignages et  la tentative que représente la crie de folie de trouver un lieu d’adresse. Envers et contre tout la Folie s’exprime à sa manière.

Entre temps la psychanalyse et la PI qui étaient « à la mode » il y a 40 ans et qui avaient de fait profondément transformé les représentations de la folie et de la prétendue normalité connaissent un discrédit dans les media mais aussi sur le terrain. Cela alors que les méthodes se réclamant d’une pseudo-scientificité s’appuyant sur la biologie ou le comportementalisme ont fait la preuve de leur peu d’efficacité : il n’y a eu aucun progrès significatif dans l’approche thérapeutique malgré les progrès des neurosciences.

Il s’agit donc d’une imposture mais tous ces discours occupent aujourd’hui une position dominante au point de vouloir éradiquer toute autre approche. Il y a les interdictions récentes qui exigent une mobilisation de notre part, mais elles ont été précédées par de nombreuses autres offensives : dois-je rappeler que l’enseignement de psychanalyse et de PI que nous proposions au titre de la Criée  à la fac de psycho de Reims a été purement et simplement supprimé voici 5 ans ? Comme dans de nombreuses facs maintenant, des psychologues sont formés sans entendre parler de Freud et à fortiori de la PI.

Bien plus grave : certains lobbys de parents d’autistes ont obtenu de la HAS la « non recommandation » du packing et de toute approche fondée sur la psychanalyse et la PI. Et même la promesse de généraliser cet interdit de penser à toute la psychiatrie !

Il s’agit à proprement parler d’une déclaration de guerre que l’on aurait bien tort de négliger en croyant qu’elle pourrait cesser à la faveur d’un changement de gouvernement. Car elle est le symptôme d’une défaite que j’espère provisoire de toute  pensée critique et de la promotion de « pensées » techniques et opératoires qui se prêtent aisément à l’évaluation, à la mesure de la performance et sont ainsi en sympathie profonde avec l’ordre néolibéral. Nous aurions bien tort de croire que ces attaques soient uniquement centrées dans le champ spécifique de notre praxis, alors qu’elles s’appuient sur une conception du monde et de l’humain qui envahit tous les espaces de la société.

Cette nouvelle raison du monde que Pierre Dardot a exposé à l’ouverture de ce colloque ne pouvait qu’entrer en collision frontale avec nos représentations de l’homme en tant que sujet parlant, divisé par son désir inconscient mais aussi inscrit dans une histoire à la fois personnelle et collective.

Cette intrication qui est le ressort crucial de notre praxis est absolument antagonique avec l’ordre néolibéral. Et les efforts pathétiques de certains analystes pour inventer des échelles d’évaluation afin de rivaliser avec les TCC sont bien à côté de la plaque d’enjeux bien plus radicaux.

La guerre nous est déclarée en termes d’éradication, et tout se passe comme si un grand nombre d’entre nous ne voulait rien en savoir au sens du refoulement, mais sans doute aussi du déni de réalité. Longtemps l’illusion a prévalu que nous pourrions traverser le tsunami en évitant le combat frontal et en préservant le noyau dur, autrement dit la psychanalyse. Nombre de collègues sont encore persuadés que cette crise est seulement celle de la psychiatrie, et certains ont même cru un temps que cela laisserait la place libre à une « clinique psychanalytique autonome » et délivrée de toute aliénation à l’ordre médical. Il y aurait beaucoup à dire de cette vision d’un progrès pour l’analyse qui consisterait à se délier de la médecine, pour promouvoir une « psychanalyse pure » prétendument détachée du registre de l’imaginaire pour viser le réel par le biais des mathèmes dont certains à l’ECF prétendent maintenant qu’ils permettent même de se passer du transfert et de raccourcir l’analyse.

Je n’insisterais pas sur cette dérive aberrante si elle n’avait pas envahi le champ de la formation avec une visée hégémonique, discréditant de fait la pratique d’une psychanalyse vivante qui nous permet de penser mais aussi de construire une représentation de notre travail. Sans un acte de foi sans cesse à relancer dans l’inconscient freudien, sans les praticables et constructions imaginaires que nous ne cessons de produire, nous ne pourrions tenir le coup et accueillir les patients, et en particulier les psychotiques et les borderline.

Avec eux nous sommes nous aussi mis à mal et questionnés dans nos fondations, nos croyances et préjugés, notre représentation de la folie mais aussi du transfert psychotique et de la PI.

D’où le détour que je vous propose par l’histoire, ou plus exactement par les moments qui auront marqué notre praxis.  Comment faire autrement que de nous appuyer sur les constructions qui ont marqué l’histoire de notre praxis, en particulier sur les praticables que nous avons pu inventer et qui ont pu soutenir un désir soignant mis en acte ?

Jean Oury témoigne d’une prise de position qui aura marqué un inaugural : avec Tosquelles, dans une transmission articulée avec l’enseignement de Lacan et de multiples apports hétérogènes, il devenait possible de subvertir les établissements et de promouvoir des institutions soignantes, ou tout au moins qui seraient support potentiel du soin psychique. Je le dis pour situer l’enjeu que je vais tenter de déployer : s’agirait-il de poursuivre de façon linéaire une fondation dont chacun sait ici la part de courage, et qui a pu tenir pour nous la place d’un mythe fondateur ? Je vais tenter de questionner ce qui ici pourrait passer pour une évidence et qui risquerait fort de nous conduire dans une impasse.

Une telle perspective risquerait en effet de fixer la figure de jean Oury ou celle de Tosquelles comme icone ou comme fétiche et de produire une mystification, voire une religiosité de très mauvais aloi.

Poursuivre comme si le temps n’avait pas passé reviendrait à croire à ce que les artifices inventés à l’époque par la PI soient perçus comme des invariants structuraux. Et comme ils deviennent de plus en plus difficiles à mettre en œuvre, une telle posture nous fixerait dans la déploration et la nostalgie d’un prétendu âge d’or. Nous avons beau savoir que cet âge d’or n’aura jamais existé ailleurs que dans nos pires moments de nostalgie, il n’empêche que nous aimerions y croire, et oublier l’extrême difficulté rencontrée par quelques-uns qui ont voulu promouvoir le désaliénisme et une praxis de l’analyse articulée avec la phénoménologie. Nous voudrions oublier aussi la lutte opiniâtre d’un Bonnafé arrivant sur le long cours à convaincre de la politique de secteur des gaullistes et des hauts fonctionnaires qui n’étaient pas du tout de son bord politique. Nous aimerions sans doute aussi escamoter les disputes violentes entre les courants de la PI, les scissions justifiées par des enjeux aussi forts que l’obligation faite par le PCF aux psychiatres qui s’en réclamaient de dénoncer la psychanalyse comme « un faux contre-révolutionnaire ». Sans compter la rupture du congrès de Sèvres sur l’enjeu crucial de la participation des infirmiers à la psychothérapie, et la réplique fameuse de Jean Oury : « les infirmiers ne sont pas des cons »…

Ce que je vous propose comme projet : lever en permanence le refoulement et le désaveu d’une histoire qui sinon deviendrait pure mystification, sans pour autant se tenir dans une sorte d’hypermnésie qui maintiendrait le passé comme une chape de plomb paralysante. Mais aussi  refuser « de faire du passé table rase » avec les conséquences tragiques qu’une telle posture entraine…

Se tenir dans une transmission consisterait à nous écarter sans cesse de ces deux écueils pour continuer à penser, créer, agir. Nous ne voulons aucunement d’une tabula rasa pas plus que d’une histoire monumentale.

Je voudrais ici évoquer ma première rencontre avec Tosquelles en 1987 aux journées de St Alban. Nous y allions en équipe invités par Gentis, et ne connaissions personne de la bande de la PI autrement que par le nom. A quelques-uns nous exposâmes dans un atelier la pratique balbutiante du centre Artaud, le club extrahospitalier que nous avions construit depuis 1980, la lutte anti asilaire qui nous agitait, et aussi le récit clinique d’une psychothérapie à domicile d’une patiente psychotique qui d’ailleurs s’en est très bien sortie depuis…

Dans la salle je sentis monter une grande incompréhension, pour ne pas dire une certaine hostilité : ce que je racontais n’était pas très casher : la lutte contre l’asile et l’idée même d’un club extrahospitalier paraissaient condamnables pour une grande partie de l’auditoire, dont une grande partie soutenait explicitement qu’à moins de 100 lits d’hospitalisation on ne pouvait pas faire de PI, cela jusqu’au moment où un petit vieux assis au premier rang prit la parole avec un accent inimitable pour m’intimer l’ordre de ne pas répondre à tous ces « hystériques de merde ». Puis d’annoncer avec un enthousiasme juvénile qu’il s’agissait là du renouveau de la PI alors qu’il avait eu l’impression jusque-là d’être dans la posture d’un Buffalo Bill qu’on exposerait comme à la foire. Je venais de faire la connaissance de Tosquelles sur le mode de la tuche, et il avait donc saisi qu’il ne s’agissait pas de faire du clonage de St Alban, mais de produire le changement possible et nécessaire à partir des conditions concrètes de chaque époque. Les conditions de l’HP de Chalons nous empêchaient de faire à l’époque un travail dans l’intra, la notion de club thérapeutique était vomie par l’établissement et nous étions même moqués voire menacés physiquement par une majorité assez bruyante nous considérant comme des gauchistes en train de détruire l’hôpital, leur outil de travail. Il n’est pas inutile de rappeler cette séquence historique, car si nous avions raison de vouloir le changement, ceux qui nous critiquaient n’avaient pas non plus entièrement tort. Ils avaient tort bien sûr de défendre l’Asile dans toute sa cruauté sordide, mais ils avaient raison quant à la défense du service public. La suite a montré hélas comment notre discours a pu être récupéré par le néolibéralisme qui nous a instrumentalisé pour fermer des lits sans pour autant construire les lieux d’accueil ambulatoires que nous espérions.

Nous aurions ainsi à élaborer ce paradoxe de toute transmission, et à nous dégager d’une opposition binaire où le changement comporterait forcément l’idée de progrès, alors que la défense d’une position ancienne serait forcément rétrograde.

Il me semble que dans les combats actuels que nous menons, nous nous trouvons régulièrement affrontés à ces paradoxes, en ayant souvent tendance actuellement à préserver nos acquis quand nous en avons, tellement la conjoncture nous est défavorable. Or une telle posture par trop défensive est peu propice à la créativité et risque fort de stériliser ceux qui voudraient aujourd’hui se replier dans un lieu qui fut créatif un temps, mais qui pourrait bien vite se transformer en « forteresse vide ». De nombreux collègues ont ainsi récusé le travail en direction de la précarité, et toutes les nouvelles formes que la souffrance psychique emprunte pour s’exprimer, ainsi que les demandes sociales embarrassantes qui nous sont adressées, et nous obligent à des déplacements psychiques : travail avec les familles, avec les réseaux de santé mentale, avec les GEM etc…

A ce point de l’exposé je voudrais évoquer une deuxième rencontre personnelle que j’ai eu avec Tosquelles. Ce fut la dernière hélas, car après il mourut et j’aurais aimé poursuivre avec lui, mais elle fut moins gratifiante que la précédente. Je lui confiais mon projet, déjà à l’époque d’un colloque de la Criée à Reims sur la transmission pour faire valoir l’actualité de la PI. Or il se fâcha tout net en m’opposant la « permanence » sur le modèle de la «révolution permanente ». Comme certains le savent ici, j’étais d’autant plus fâché que je m’inscrivais sur ce bord-là du marxisme, et que j’étais ainsi taxé d’incompréhension radicale du politique par un maitre qui m’inspirait une grande admiration.

Oury a souvent développé depuis combien la structure du POUM aura pu servir pour Tosquelles de matrice aux formes imaginées pour la PI : la transversalité, autrement dit l’articulation permanente entre verticalité et horizontalité dans l’établissement doit beaucoup à cette conception d’un collectif qui refuserait d’aplatir sa multidimensionnalité. Donc pas seulement une dette politique/ la guerre d’Espagne, mais la source d’une gestaltung, d’une forme en mouvement qui laisse place aux vecteurs de singularité tout en soutenant la dimension du politique.

Peu après sans nous laisser trop démonter par la parole du maitre, nous organisâmes à Reims des rencontres de la Criée sur la transmission, et par ailleurs un livre parut sous la direction de Pierre Delion intitulé « Actualité de la PI » auquel notre équipe contribua activement : c’était notre perspective de travail.

Que dire de cette discorde apparente ? Sinon qu’elle révélait dans son malentendu même l’enjeu d’une transmission où le vif de la subversion institutionnelle se poursuivait avec d’autres mots que ceux du fondateur, voire même se relançait dans un nouveau contexte qui nous déclarait déjà has been.

L’enjeu d’une transmission ce serait cette fidélité à la méthode et surtout au mouvement qu’il s’agit d’impulser et de relancer. En aucune manière une fidélité à la personne du fondateur, ou pire à une fondation statufiée qui nous ferait en quelque sorte nous tenir dans un plan fixe, une sorte d’arrêt sur image : une image couleur sépia au charme désuet mais définitivement révolu. Cette fixité-là serait à mon avis à la source d’une posture de déploration qui a ruiné une génération de psychistes tournés vers un passé idéalisé et n’arrivant pas à affronter l’actuel. Cela nous ne pouvons le faire qu’avec notre manière d’être au monde, et surtout en tenant compte du contexte politique et institutionnel dans lequel nous nous inscrivons pour le meilleur et aussi pour le pire.

Nous aurions aussi à soutenir une fondation toujours en devenir, toujours à relancer contre le mirage inquiétant d’une fixation de l’origine ou de l’originaire, qui transformerait inéluctablement l’histoire en image pieuse et les journées de St Alban en pèlerinage au lieu de la révélation.

Ces préliminaires étant posés, il nous resterait à déployer les lieux nécessaires pour métaphoriser le changement, ou pour le dire plus précisément pour relancer le mouvement instituant.

Pendant longtemps nous avons pu nous imaginer qu’il suffirait de développer des lieux suffisamment accueillants, de conjuguer la verticalité de l’établissement avec la fonction club, et de soutenir une analyse institutionnelle permanente.

Cela d’ailleurs reste  vrai, je continue à le soutenir dans ma pratique comme dans mon enseignement, et pourtant je reste persuadé que cela n’a jamais suffi. Il n’y a qu’à constater la multiplicité des lieux que le mouvement de PI s’est donné au cours de son histoire : groupe de Sèvres,  GTPsy, Fiac actuellement etc… pour en déduire la nécessité de lieux d’élaboration extérieurs aux institutions. Ces lieux ont permis la confrontation et la dispute au sens noble de ce terme, mais aussi la confrontation au politique. Il parait en effet difficile à l’échelle d’un seul établissement même bien vivant de se faire une idée de la multiplicité des situations et de mener l’analyse nécessaire de la double aliénation. Concept clé que je garde sans cesse à l’esprit pour éviter tout rabattement unidimensionnel. Il y a une aliénation psychopathologique mais aussi une aliénation au politique (et non à la politique)  et nous aurions  à penser cette duplicité en terme de nouage hétérogène et non de compartimentation.

De plus nous avons à échanger avec ceux qui travaillent en dehors des institutions, et aussi en dehors de la psychiatrie : psychanalystes, mais aussi philosophes, écrivains, artistes, poètes qui explorent et éclairent un réel que nous partageons peu ou prou.

Cette nécessité de lieux tiers figure ainsi une extériorité ou plutôt une figure de bord sur le modèle de la bande de Moebius comme échangeur avec le monde.

Faute de quoi en restant repliés dans les institutions nous pourrions nous figurer une réalité illusoire à la mesure de nos fantasmes ou de nos hantises.

Or cette confrontation au réel est absolument indispensable dans notre travail psychothérapique avec la psychose quand nous tentons de reconstruire avec le patient un monde habitable. Ce qui me fait irrésistiblement penser à Winnicott se levant au cours d’une réunion de la société britannique de psychanalyse pendant la guerre pour déclarer « Nous sommes en train de subir un bombardement ». Cela alors que ses collègues continuaient leur discussion psychanalytique comme si de rien n’était…

C’est ce geste tout simple qui déterminera un point d’accrochage transférentiel avec Margaret Little. Celle-ci sensible à un tel sens du réel, décidera de lui demander une analyse dont elle a fait par ailleurs le récit remarquable ; moment paradigmatique assurément où l’attitude de l’analyste devant le monde permet l’ouverture du transfert psychotique. Rappelons que M.Little avait poursuivi plusieurs analyses, longues pour l’époque, qui lui avaient permis de devenir didacticienne sans pour autant apaiser sa souffrance et ses moments de déréliction.

Car les patients, et Margaret Little en témoigne très précisément dans le récit de son analyse avec Winnicott sentent très bien quand l’attitude de leur analyste est dans le « comme si », empruntée ou convenue. Et de nombreuses analyses menées sur ce mode, en copiant le maitre du moment, M.Klein à l’époque ou Lacan aujourd’hui, ne peuvent être que des analyses « comme si », passant à côté du vif du sujet, le laissant en souffrance d’un lieu d’adresse et de fiabilité.

Car il faudra en cabinet comme en institution tenir cette dimension de la fiabilité qui a toujours manqué au patient psychotique ou borderline : que l’on reprenne l’hypothèse winnicottienne de l’agonie primitive et de l’effondrement ou l’hypothèse lacanienne de la forclusion, nous butons toujours sur une zone de catastrophe, une zone de mort psychique au sens de Gaetano Benedetti.

Or pour traverser ces zones où les boussoles s’affolent, il faudra au patient un thérapeute et si possible un collectif suffisamment vivants, et lui offrant ce petit bout de monde fiable sur quoi il puisse poser ses pieds. Ce bout de monde ayant les plus étroits rapports avec « la fabrique du pré » dont parle Oury dans son séminaire sur « Création et Schizophrénie », un lieu du pathique qui tient d’un dire sensible, ou plutôt d’une conjugaison de dires lorsqu’il s’agit d’un collectif.

Nous savons que l’ambiance, la stimmung tiennent une très grande place dans cette sensation de vivance et de fiabilité qui ne trompe pas la sensibilité de ces écorchés vifs qui sont en attente d’un accueil humain. Et donc la construction permanente de la vie quotidienne est de la plus haute importance pour permettre qu’il y ait de la rencontre.

Mais nous savons aussi que la confusion des registres, l’absence de diacritique, constituent autant d’écueils dans cette construction. Affaire de tact, d’adresse et pas seulement de théorie. Certains y excellent sans aucune formation initiale, alors que d’autres blindés de la « vraie théorie »,  se trouvent dans l’incapacité de faire surgir cet espace de possibilisation de la rencontre.

Et l’expérience montre aussi que certains patients peuvent être à leur tour support de transfert, voire même tenir par moment « la fonction psy » pour d’autres patients ou même soignants. Il n’est pas rare dans mon expérience à Artaud que des patients mettent ainsi leurs soignants référents en analyse plus ou moins sauvage ; ce qui peut induire des effets de déstabilisation si les soignants en question (c’est le cas de le dire) ne s’engagent pas dans une analyse pour leur propre compte. S’ils ne le font pas, ils peuvent avoir tendance alors à se tenir dans un retrait défensif, ou même à s’expulser d’une telle situation.

D’où l’importance des lieux de métaphorisation que j’ai évoqués précédemment et qui peuvent permettre aux soignants d’exprimer leurs éprouvés sensibles, voire d’élaborer leur contre-transfert en théorisant leur traversée en se fabriquant une boite à outils métapsychologique. Mais aussi en rencontrant les éprouvés des patients, des familles et de tous ceux qui se sentent concernés par la folie et la souffrance psychique.

C’est ainsi que j’ai fondé avec d’autres la Criée il y a 26 ans à Reims pour qu’existe un lieu sur le bord du Centre Artaud, tenant séminaires et conférences en dehors des horaires de travail et relançant ainsi délibérément les enjeux hétérogènes du politique et de la psychanalyse avec des étrangers à l’institution.  D’entrée de jeu, cet acte fut vécu comme une dépossession imaginaire par de nombreux soignants : « on parle de nos patients en notre absence », et je persiste à penser que cette dépossession, tout imaginaire qu’elle soit, comporte des effets de réel tout à fait essentiels.

La rencontre avec le mouvement de PI mais aussi avec des analystes de différents courants, à la condition qu’ils acceptent de témoigner de leur clinique,  et les colloques organisés avec des collègues toujours plus nombreux nous permettent  je crois de nous décentrer par rapport au vécu circulaire et autocentré de toute institution.

Il y a de l’ailleurs et de l’hétérogène à accueillir, et de la confrontation aussi avec des discours qui nous sont radicalement étrangers voire carrément hostiles. C’est ainsi que nous avons accueilli et combattu le discours de l’évaluation et de la « bonne gestion de la folie » chère à Edouard Couty, et que nous avons fait valoir une autre manière de parler de notre praxis à partir des éprouvés sensibles et de la théorisation de l’expérience.

C’est dans cet espace que nous sommes rentrés en collision frontale avec le discours de celui que Jean Oury a appelé « la puce » : en nous piquant il a réveillé certains, mais il a propagé une sorte d’épidémie de peste dont nous avions sous-estimé la dangerosité.

C’est dans ce contexte violemment hostile que j’ai participé à la fondation du  « groupe des 39 contre la nuit sécuritaire » avec un sentiment d’urgence à se mobiliser que je n’avais jamais ressenti avec autant d’intensité.

Je passe sur les nombreux meetings et les pétitions qui ont rencontré un succès allant bien au-delà de nos espérances et qui se sont poursuivis jusqu’aux dernières élections ; le départ de Sarkozy ouvrant une nouvelle période sur laquelle je reviendrai plus tard.

Ce sur quoi je voudrais insister c’est la participation active de familles et de nombreux patients, prenant la parole en leur nom et témoignant de leur place dans tous les rassemblements que nous avons provoqués.

Des témoignages qui m’ont d’ailleurs atteint et montré à quel point je méconnaissais la gravité de la situation de la psychiatrie, et le retour de pratiques barbares que je croyais sottement révolues.

Brusquement les pratiques de contention se sont répandues avec une facilité, une absence de résistance des soignants qui m’ont troublé.

Récemment une soignante m’expliquait-mais c’est un discours largement partagé- que si les patients n’étaient pas attachés alors qu’ils sont déjà enfermés et isolés, ils pourraient se faire du mal en se tapant la tête contre les murs. Et comme c’était dit avec une grande sincérité je me suis retenu de lui dire que c’était effectivement à se taper la tête contre les murs !! Vous voyez que l’autocensure m’est venue tout naturellement, alors que j’aurais témoigné aussitôt de ma colère il y a quelques années…

Par contre, il existe aussi un envers de cette banalisation de la violence : plusieurs patients ont rejoint progressivement les 39, dont certains du centre Artaud. Ce qui me met transférentiellement dans une situation délicate, mais qui leur a permis de faire une avancée impressionnante.

Il faut dire que nous tenons depuis longtemps, outre les clubs et lieux de parole, une AG du centre Artaud où toutes les questions de la vie quotidienne peuvent être abordées. Généralement cela tourne autour de la gestion du club, des comptes, des activités et autres fêtes à organiser.

Mais au moment du discours de Sarko, les patients nous ont immédiatement interpelés pour nous demander comment nous nous positionnions.   

Et là impossible de se dérober : j’ai dû leur dire avec un certain embarras mon engagement dans les 39 contre un tel discours qui les criminalisait et qui était aux antipodes de ma conception du soin. Ce qui me retenait jusqu’alors d’évoquer mes positions politiques avec les patients, c’était bien sur le risque de les instrumentaliser dans le transfert et de m’embarquer avec eux dans une aventure dangereuse. Nous ne pouvons en effet méconnaitre les ravages qui ont eu lieu dans les années post68 quand certains que jean Oury appelle les     « régénérés de 68 » ont voulu embrigader les patients dans des groupes gauchistes en méconnaissant précisément la double aliénation et le transfert.

Je pense que l’embarras qui m’a saisi est pris dans cette histoire et m’a permis en quelque sorte d’anticiper les difficultés à venir ; car dans une telle situation, le pire serait l’ingénuité et l’engouement qui risquerait de nous aveugler collectivement.

Or d’engouement il n’y eut point, certains soignants disant leur réticence qu’il s’agissait d’entendre, à se retrouver dans une telle situation de proximité avec les patients ; au point que certains purent témoigner de leur trouble dans une telle occurrence, avec la question : comment nous distinguer des patients si nous manifestons avec eux et que plus rien ne nous différencie?

Où l’on entend que la peur de la folie et de sa contagiosité ont encore un bel avenir y compris dans les équipes les plus engagées et que de telles situations permettent de faire émerger des questions cruciales que l’on aurait pu croire élaborées. Ces questions étant souvent masquées par de l’idéologie ou par une représentation idéalisée que le Collectif se donne de lui-même

Je dois aussi mentionner les très nombreux patients qui ne voulurent rien entendre de toute cette cruauté déversée sur les ondes contre les prétendus  « schizophrènes dangereux » et qui continuent à se boucher les oreilles ou à quitter les réunions dès qu’il en est question.

Mais il y eut aussi la création de l’association Humapsy l’année dernière. Tout commença par des réunions le jeudi après-midi au moment de la fermeture du centre pour cause de réunion institutionnelle. Et les patients nous envoyèrent des messages et même au début des comptes rendus où il était d’ailleurs question « de leur douleur dans le transfert pourtant nécessaire », et de revendications tout à fait pertinentes sur leur situation de stigmatisatisation.

Puis ils prirent de nombreuses  initiatives à nos côtés dans les meetings et manifestations contre le projet de loi sécuritaire.

Et puis arriva le meeting des 39 à Montreuil du 17 mars où deux d’entre eux prirent la parole à mes côtés dans une table-ronde sur la norme avec également un philosophe politique Pierre Dardot. Vous pourrez les voir et entendre leurs interventions remarquables sur le site des 39.

 Mais je voudrais citer l’ouverture : l’un deux pour rendre compte de la naissance de leur association, expliqua qu’au cours des rencontres, ils s’étaient rendus compte de situations désastreuses pour les patients et les soignants, qu’ils s’étaient alors rendu compte de leur chance d’avoir été soignés correctement, et me montrant du doigt il insista en me désignant sur la nécessité que « ça continue quand il ne serait plus là… »

Puis il annonça la première des initiatives qu’il venait de décider : le forum fou sur une barge à Paris, où Humapsy a réussi à rassembler et à donner la parole à de très nombreux patients venant témoigner de leur situation et de leur révolte. Mouvement qui continue depuis avec récemment la tenue d’un stand à la fête de l’Huma et leur projet de s’adresser au public et maintenant de former les soignants en souffrance

On ne saurait mieux dire la nécessité de la transmission et combien celui qui parle alors arrive de façon surprenante à symboliser la perte à venir, et à métaphoriser cette perte en en faisant un gain psychique. Ainsi en anticipant sur ma disparition, ces patients se mettent en position active, dans leur vie comme dans la transmission, et quittent toute assignation à résidence dans un quelconque statut « d’handicapé psychique » ou de « bon malade ».

D’ailleurs les réactions du public en témoignèrent partagés entre la gêne vis-à-vis de moi et le fou-rire que l’on aurait trop vite fait de qualifier d’hystérique. Car il s’agit sans doute d’un rire défensif devant l’angoisse de mort : en tout cas c’est ainsi que je l’ai interprété, dans la mesure où j’étais renvoyé à la possibilité de ma disparition. Nous sommes bien loin du principe de plaisir dans une telle passe mais bien plutôt dans une symbolisation de la mort qui m’a laissé perplexe.

Voilà des patients qui viennent formuler très exactement l’enjeu même de toute transmission, ce que de nombreux névrosés n’arrivent pas à faire, empêtrés qu’ils  sont dans l’inhibition de leur agressivité et de leur angoisse à l’idée de la disparition de leur analyste ou de leur maitre.

Surtout et c’est là que je voudrais vous amener pour conclure sur un questionnement : j’ai bien peur que des lacaniens trop orthodoxes viennent affirmer que si des patients franchissent cette passe, c’est qu’ils n’étaient pas psychotiques, puisque «ils en sont empêchés par leur structure». Propos récurrent qui a le don de me mettre en colère et qui revient à chaque fois qu’un patient s’en sort et passe en quelque sorte de l’autre côté de la psychose, ce que je n’hésite pas à qualifier de « guérison psychanalytique » au sens que Nathalie Zaltzmann donnait à ce terme dans son œuvre.

Ceux que Jean Clavreul  appelait les lacanistes dans son livre ultime (l’homme qui marchait sous la pluie) ont considérablement discrédité la psychanalyse en transformant le diagnostic de structure psychotique en verdict d’incurabilité.

Ils ont beau citer les écrits de Lacan à propos de Joyce et du sinthome, tout se passe comme si leur clinique de la psychose se réduisait à une clinique hors transfert, d’observation psychiatrique dans le cadre de la présentation de malades. Or ce que nous avons à faire valoir c’est cette réalité vivante du transfert : le ressort de la psychanalyse qui empêche toute conception fixée du psychisme humain, tout arrêt sur image.

Faute de quoi, et ce n’est pas seulement vrai pour la psychose, la psychanalyse se mettrait en posture conservatrice pour ne pas dire réactionnaire, en collusion avec toutes les forces de la pulsion de mort qui détruisent actuellement la Culture.

Vous l’aurez compris, je pense que la psychanalyse vivante, celle qui s’occupe de la souffrance et du soin psychique, qui se soucie de la guérison au sens winnicottien de redonner gout à l’existence (qui fasse « que la vie vaille la peine d’être vécue »), cette psychanalyse en mouvement constitue le soubassement nécessaire qu’il s’agit de re/construire sans cesse.

Faute de quoi nos propositions ne seraient que des prothèses au mal de vivre : car ce n’est pas seulement de moyens financiers ou de reconnaissance imaginaire dont nous aurions prétendument besoin, mais surtout de retrouver du désir mis en acte dans des collectifs. Nous aurions à soutenir une relation à l’inconnu qui peut effrayer certains d’entre nous mais qui est nécessaire pour ne pas se figer dans une défense des acquis alors qu’il s’agit de se tenir du côté de la gestaltung, autrement dit de l’invention de formes nouvelles.

Il est clair en tout cas pour moi qu’il nous faudra compter sur les patients et les familles, et qu’il n’est pas trop tard pour le faire et affirmer que cette transmission/réinvention de la PI peut constituer une cause commune.

Encore faut-il créer le lieu de ce partage et de cette construction commune, et c’est pour cela que le collectif des 39 a décidé de lancer en lien avec les CEMEA des Assises citoyennes pour l’hospitalité dans la psychiatrie et le médicosocial.

Une manière de mettre en acte le pari d’une reconstruction de la psychiatrie par ceux qui en font l’expérience à des titres divers et qui pourraient en témoigner. Un pari sur la démocratie aussi car nous ne pouvons pas savoir à l’avance ce qui résultera d’une telle rencontre que nous commençons à préparer dans des collectifs locaux et qui mise sur la longue durée.

Un pari enfin sur la construction collective qui nous dégagerait d’une simple dénonciation d’une psychiatrie décérébrée, violente et normalisante.

Un pari me semble-t-il aussi pour la psychanalyse qui ne saurait se réfugier dans ses formes anciennes ou ses fondations héroïsées mais devrait se refonder dans cette conjoncture où elle se trouve radicalement menacée. 

 Autrement dit il s’agirait de trouver le courage de sortir du discours de la plainte pour se rassembler dans la diversité des points de vue et des vecteurs de singularité et tenter de poursuivre, c’est-à-dire de réinventer la psychanalyse et la PI de notre époque en frayant notre propre chemin sur les traces de ceux qui nous ont précédés. 

J’en profite pour vous inviter à vous mettre vous aussi en mouvement et que ce colloque soit l’occasion « d’entrer dans la danse » et dans les enjeux de ces Assises.

EUROPSY 2012 –  P. CHEMLA

 

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>Politique de l'hospitalité : XIIIème rencontre de la Criée le 1er et 2 juin

 

Reprendre une fois encore cet enjeu crucial de l’hospitalité dans ce moment de crise, traversé d’attaques aux fondements de la Culture, nous conduit nécessairement à une prise de position politique. Comment passer sous silence l’insupportable montée du racisme et de l’antisémitisme, l’hostilité explicite aux étrangers qui menaceraient tellement l’identité nationale qu’il faudrait les expulser sans cesse ?

Se trouve ainsi ravagée toute une tradition du droit d’asile et des lois de l’hospitalité qui sont au fondement même du lien social et des processus de symbolisation. Ce que l’anthropologie a pu reconnaître et investiguer en termes d’éloge du don et du pottlach, de la régulation qu’opère aussi le sacrifice rituel dans la religion monothéiste, tous ces montages textuels et sociaux se trouveraient déniés par une lame de fond que l’on dit postmoderne.

Un tel contexte où la haine de l’étranger vient à se dire de façon de plus en plus explicite ne peut qu’exacerber la peur et la haine du différent, et retentir dans nos pratiques d’accueil de la folie. Quand un magistrat, Serge Portelli, vient nous dire que nous serions dans un « Etat limite », dans la hantise d’un Etat autoritaire qui pourrait produire des ravages inédits, nous aurions intérêt à nous sentir pour le moins concernés, si ce n’est menacés par de telles dérives. Ce qui s’énonce comme une politique sécuritaire, prend le visage précisément de la rupture avec une tradition d’accueil et de soins qu’il ne s’agit pas d’idéaliser, mais qui ne mettait plus en avant, depuis les avancées du Secteur et de la Psychothérapie Institutionnelle, ces idéaux de contrainte et de « soins sans consentement » qui reviennent aujourd’hui sans vergogne.

Cette rupture s’opère, parée maintenant des vertus présumées d’une déshospitalisation qui se trouve pervertie, en rejetant les patients à la rue ou en les condamnant à la prison. Une nouvelle loi nous promet le meilleur des mondes en avançant la généralisation de « soins obligatoires en ambulatoire », soins qui sont imaginés selon une conception du sujet où tout désordre trouverait son remède. Que ces remèdes soient en premier lieu imaginés comme médicaments administrés de force témoigne d’une méconnaissance active, voire d’un refus de tout l’abord psychanalytique du sujet, de la folie, et de soins psychiques fondés en raison sur l’accueil du délire. Nous ne pouvons pas non plus ignorer la possibilité de « psychothérapies sur ordonnance » qui seraient exécutées par des praticiens « certifiés conformes » par l’Etat, censées résoudre ainsi le malaise et produire l’adéquation d’un monde parfait.

L’appui sur l’abord freudien nous sera donc essentiel pour questionner l’accueil de l’étrangement inquiétant (unheimilich) et soutenir en acte la possibilité du transfert. Le concevoir comme une offre en rapport avec le désir d’analyse pourrait polariser cette hospitalité où l’analyste, le soignant offre son espace psychique pour accueillir autrui.

Ce don premier qui est une bejahung, une affirmation primordiale et une ouverture à l’altérité, constitueraient autant de fondations précieuses qu’il s’agirait de relancer sans cesse, dans leur précarité d’autant plus essentielle qu’elle se trouve menacée de façon explicite par l’idéologie de notre époque.

Penser l’hospitalité à l’entrecroisement hétérogène de plusieurs champs s’impose avec insistance, et nous aurons besoin, pour soutenir ce mouvement et retrouver du souffle, d’autres abords philosophiques, littéraires, poétiques … L’enjeu consisterait, en évitant la nostalgie d’un âge d’or, à soutenir les collectifs qui résistent et soutiennent une pratique inventive, tout en évitant un repli dans des institutions qui pourraient vite devenir de petites « forteresses vides », si nous cessions d’y relancer un mouvement de subversion de l’institué.

Patrick CHEMLA

Télécharger le programme et les bulletins d'inscription : La-CRIEE-2012

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>Lettre au directeur de l'EPSM de la Marne du Dr P.Chelma

 

 

Centre de Jour Antonin Artaud                                               Reims, le mercredi 10 août 2011

 40, rue de Talleyrand

      51100 REIMS 

 

 

Tél. : 03.26.40.01.23 

Fax : 03.26.77.93.14 

 

 

Monsieur le Directeur  de l’EPSM de la Marne                                                           

 

 

Copies : 

 

Madame Caroline BOUTILLIER 

Directeur Adjoint en charge des Affaires Générales, du secteur Médico-social et de la Communication

 

– Madame KREMER

Directeur  adjoint en charge des services   économiques, informatiques techniques,  et logistiques.

– Madame Patricia ROBERT

   Directeur des Soins

– Monsieur le Dr A.Rigaud,président de la CME

– Monsieur le Docteur E. Wargny, vice-président     de la CME

 

 

Pièce-jointe : la newsletter du groupe des 39 

 

Monsieur le directeur,

 

Suite à la mise en place au 1er août 2011 de la nouvelle loi psychiatrique, et comme je vous en avais informé oralement et par mail, l’équipe médicale du service 51ZR4 a pris un certain nombre de dispositions :

 

1 – lever le plus possible de mesure de « soins sans consentement » avant le 15ème jour sauf si ces mesures s’avéraient indispensables.

 

2 – Comme chacun le sait la plupart des HDT étaient justifiées par le besoin d’obtenir une place à l’hôpital et non principalement pour  des motifs médicaux ; et la mise en place de prises en charge relationnelles permet d’obtenir le plus souvent le consentement du patient.

 

3 – Eviter le plus possible les visites au tribunal chez le JLD sauf pour les patients qui le demandent ou qui seraient maintenus « arbitrairement » en HO par le préfet. Cette parodie de justice nous paraît  désastreuse ( et c’est aussi d’ailleurs l’avis des syndicats de magistrats).

 

4 – Eviter le plus possible la mise en place de « programmes de soins ambulatoires sans consentement », mesure qui nous paraît contraire à notre éthique et qui implique une supervision des soins par le préfet.

 

5 – Il s’avère que dans notre service il ne reste que 2 HO judiciaires à l’heure actuelle (même si on ne peut pas préjuger de l’avenir) alors que d’autres services rémois comportent  15 patients en soins sans consentement, ceci alors que les soins libres devraient rester la règle et non l’exception. 

 

Nous estimons que chaque service mène la politique de soins qu’il entend, et en porte la responsabilité. Mais dans ce cas, il est important qu’il l’assume lui-même, et donc que les médecins de ces services fassent les certificats, et que les infirmiers assurent les accompagnements. Il nous parait aberrant de « mutualiser la contrainte », alors que des manières différentes de travailler sont possibles et relèvent de la responsabilité de chaque équipe médicale et soignante.

 

J’insiste aussi sur le fait que les dispositions que nous prenons correspondent à des mots d’ordre nationaux du groupe des 39, de l’Union Syndicale de la Psychiatrie et de la plupart des organisations démocratiques.

 

Il s’agit de construire une résistance à cette loi -sans pour autant rentrer dans l’illégalité-  en engageant en même temps la campagne pour son abrogation.    

  

 

  Dr Patrick CHEMLA

Pour l’équipe médicale du service 51zr4

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>Le pari des « évadés du bocal »

Il faut saluer le pari des « évadés du bocal » de provoquer une rencontre entre artistes, patients et « psychistes ». J’ai déjà remarqué samedi dernier lors de la rencontre entre radio citron et la patat’ose rémoise l’effervescence créatrice qui régnait en ce lieu. Et j’ai trouvé cela bien réjouissant !

 

Le week-end dernier, je participais à un colloque de psychanalyse, où certains analystes s’inquiétaient d’un risque d’idéalisation de la folie dans ce mouvement de révolte et de subversion de l’institué que nous avons impulsé. Ce risque est évidemment toujours possible avec une esthétisation de la souffrance qui ne serait qu’une imposture !

 

Nous avons effectivement connu cela dans l’après 68, et beaucoup dont j’ai été avant que la pratique m’ouvre la comprenette, n’ont pas échappé aux mirages de l’antipsychiatrie, qui consistait en un simple renversement.  Il aurait suffi d’exalter la créativité de la folie pour arriver à la guérison en se passant de toute médication, comme d’ailleurs de tout travail psychanalytique !

 

Ce renversement comportait cependant sa part subversive en mettant en mouvement toute une génération, mais pour nous confronter aussitôt à une très grande déception. La folie comporte sa part d’une souffrance quelquefois immense, et appelle une hospitalité qui ne saurait se réduire à une simple gentillesse ou à la cruauté des bons sentiments.

 

L’approche psychothérapique analytique et en particulier de psychothérapie institutionnelle suppose une immense exigence chez les thérapeutes, les soignants et toutes les personnes qui se risquent à l’accueil. Il nous faut construire tout un support et en particulier le support des clubs thérapeutiques pour créer des espaces de réalité partagée, et dans ce partage il faut insister sur le partage sensible des choses matérielles, des  affects et des émotions. Ce qui n’a rien à voir avec une absence de distinctivité entre les places, et surtout les fonctions. Tenir compte en permanence de la disparité subjective dans le transfert qui peut s’instaurer et se déployer y compris dans ces lieux où il s’agit d’organiser ensemble une fête, un repas, une exposition ou un festival comme aujourd’hui ; c’est cela le point crucial que je voudrais faire ressortir aujourd’hui.

 

C’est aussi une leçon forte de l’après-coup de  l’illusion antipsychiatrique ! Nous ne pouvons pas nous contenter de nous montrer gentils et de porter notre badge à la boutonnière « Quelle hospitalité pour la folie ? ».

 

Ce serait un peu trop simple et même carrément idiot de laisser croire à cela. Ce n’est pas parce que nous nous mobilisons avec les patients contre une loi cruelle et folle qui nous propulserait dans l’univers de Big brother, qu’il faudrait pour autant céder à la répétition.

 

Certes quelque chose se répète dans la joyeuse effervescence qui se produit dans les lieux, encore trop rares encore, qui se mobilisent aujourd’hui. Car il faut quand même garder à l’esprit que nous sommes encore minoritaires, même si nous arrivons en ce moment à mettre en mouvement toute la Psychiatrie. Pourtant la psychiatrie se trouve aujourd’hui particulièrement déglinguée, avec une entreprise de démolition qui dure depuis 25 ans et qui a instrumentalisé et perverti le mirage de l’antipsychiatrie pour en faire un cauchemar. Les patients sont mis à la porte des hôpitaux avant même d’aller mieux, et il s’agit d’aller toujours plus vite dans une espèce de frénésie où les humains sont traités comme des marchandises. A ceci près que la folie résiste à ce traitement comme elle a résisté au renfermement asilaire. Mais un grand nombre de patients en payent le prix-très fort- et se retrouvent déjà à la rue ou en prison.

 

On nous promet demain de nouveaux lieux de renfermement et mieux encore l’internement à domicile !

 

On se demande comment une telle folie sociale a pu germer, prendre forme et que certains aient soutenu cela comme un progrès qui rendrait le déni soluble dans la loi !!

 

Toujours est-il que la loi  est passée une première fois au parlement, et que la majorité étant ce qu’elle est, elle arrive au Sénat.

 

Il faut quand même remarquer, et je le dis d’autant plus que j’y croyais peu : la mobilisation du groupe des 39 a eu un impact absolument incroyable, bien au-delà des cercles restreints de nos connaissances, que de nombreuses personnalités des arts, des lettres et de la politique ont signé notre appel. Et que la quasi-totalité des media a quasiment pris notre parti. La plupart des journalistes ont été saisis par la folie de cette loi, alors qu’ils étaient indifférents à la chose psychiatrique jusqu’alors ; nous informant même des divisions et du malaise de la droite, de l’absence  du seul député psychiatre, Nicolas Dhuic, retourné discrètement dans son département pour ne pas avoir à voter ni à défendre cette loi. 

 

D’autres signaux ne trompent pas : mon directeur d’HP a dit ouvertement son embarras devant une loi inapplicable, et pire encore des membres de l’ARS et de la MDPH m’ont demandé des badges des 39 !

 

Il se passe donc quelque chose de très intéressant dans cette crise où la destruction programmée de la psychiatrie se trouve entravée, remise en cause dans un débat qui est devenu public.

 

Fait nouveau aussi que la présence des patients qui prennent la parole, témoignent, et s’engagent aussi chacun à sa manière et à son rythme.

 

Il est remarquable que dans cette période de grande adversité et de menaces explicites, il n’y ait jamais eu autant de vitalité qu’actuellement dans les collectifs au travail. Je veux parler des collectifs où une psychothérapie institutionnelle se pratique et se réinvente chaque jour.

 

Bien au-delà des blasons, ce qui importe c’est de s’inscrire dans cette transmission de Tosquelles, Oury et tous les autres qui nous ont précédés. D’où le travail dans ces collectifs sur l’intime intrication entre l’aliénation politique et l’aliénation à l’inconscient et au langage.

 

La seule manière me semble-t-il d’être fidèle à la transmission dans la quelle nous nous inscrivons, ce serait de la réinventer sans cesse en considérant la fondation  de la Pi comme toujours à venir.

 

Je ne vois pas comment nous pourrions faire autrement si nous voulons éviter un « arrêt sur image » et l’idéalisation d’une geste héroïque qui aurait tendance à énerver les meilleurs parmi les jeunes qui arrivent dans le métier. 

 

Cette posture par rapport à la transmission de la PI mais aussi de la psychanalyse, constitue un des motifs cruciaux de ce qui m’anime, et de ce que j’essaie de mettre en pratique dans la clinique comme dans mon enseignement. Transmettre ainsi l’alliage hétérogène des théories et des auteurs qui ont compté pour la fabrication de ma boite à outils conceptuelle et me permettent de m’orienter dans ma clinique.

 

Ceci pour dire qu’il n’est pas de clinique transmissible sans une théorisation permanente. Il ne suffit pas en effet de construire un dispositif le mieux fourni possible en réunions de supervision, encore faut-il arriver à produire un mouvement permanent d’analyse institutionnelle, autrement dit de remise en cause de l’institué.

 

Cette subversion nécessaire de l’institué m’aura ainsi permis de traverser de  multiples strates, celles inaugurales de l’antipsychiatrie, comme celle de la psychanalyse mise en place de signifiant ultime de l’institution.

 

Je crois qu’il faut vraiment insister sur la place des clubs thérapeutiques comme outil indispensable de cette subversion. Se mettre sur un pied d’égalité, mettre entre parenthèses les statuts professionnels et construire ensemble des espaces vivants, c’est le principe toujours à relancer.

 

C’est par le biais du club que le centre Antonin Artaud a été fondé depuis 30 ans, après plusieurs années de formation à cette pratique, où nous avons redécouvert les fondements de la Psychothérapie Institutionnelle. D’où la rencontre avec Jean Oury qui se poursuit aujourd’hui : son enseignement bien sur, mais surtout ce qu’il transmet de ce désir indestructible qu’il met au travail en nous branchant sur notre arrière-pays. Dimension d’une poiésis de la rencontre qu’il s’agit de viser si nous voulons éviter la routine et les stéréotypes ; je ne parle même pas de protocoles qui sont l’exact opposé de ce qu’il s’agit de faire. Avec cette bêtise imposée par la HAS et l’Etat il s’agit de ruser et de désobéir pour continuer à faire notre boulot.

 

Encore un mot sur le club : il est important de ne pas isoler cette méthode dans un lieu qui deviendrait bien vite un isolat clivé du service, mais de le concevoir comme une dimension d’horizontalité structurante de l’ensemble des espaces de soin. D’où la multiplicité des clubs dans le service : 5 fédérés par le Grillon et articulés au GEM la Locomotive que nous avons délibérément articulé aux autres clubs. 

 

Depuis maintenant plus de 15 ans, il existe un club intrahospitalier qui ne cesse de faire scandale en organisant avec les patients la vie quotidienne, et en proposant quotidiennement des moments de rencontre autour de la vente du café et des friandises, en tenant à un rythme de plus en plus soutenu des repas confectionnés en commun et en s’articulant au club extra-hospitalier. La circulation est ainsi encouragée quotidiennement entre l’intra et l’extra, de même qu’entre les lieux éclatés dans la ville.

 

D’où l’importance de moments de rassemblement fréquents et institués pour que l’équipe mette au travail les enjeux cliniques de cette circulation, et aussi des AG où chacun quel que soit son statut peut prendre la parole, et surtout que cette parole soit prise en compte. 

 

D’où l’importance aussi de ce qui se joue dans les interstices entre ces moments institués et à quoi il s’agit d’être sensibles et attentifs. 

 

Il faut enfin insister sur la dimension du transfert, qui est bien autre chose qu’une simple relation affective, alors qu’il met en jeu la dimension du désir inconscient.

 

Tous nos dispositifs même les mieux construits ne seraient pas grand-chose s’ils ne prenaient pas en compte cette dimension du transfert qui ne saurait être la concession exclusive d’aucune profession. Nous sommes très bien placés pour savoir qu’un être en souffrance s’adresse à qui veut l’entendre et l’accueillir, et qu’il s’agit de prendre en compte la dimension multifocale et imprévisible de cette adresse. Ainsi certains cherchent des « oreilles fraiches » parmi les nouveaux arrivants dans l’équipe, et il faut également être sensible à la réalité des transferts latéraux. S’il n’y avait pas ces transferts latéraux entre patients qui s’appuient sur l’entraide mutuelle et une dimension d’hospitalité diffuse dans le Collectif, nous ne pourrions guère y arriver.

 

Cela peut paraitre paradoxal à certains, mais si nous voulons soutenir un désir d’analyse, c’est en nous gardant de toute fétichisation corporatiste et stérilisante qui cantonnerait l’analyse au seul exercice d’une profession.

 

Vous pouvez constater que je ne fais qu’un rappel d’une méthode de travail dont nous constatons chaque jour l’efficacité symbolique, à rebours de toute pratique d’évaluation comptable. Et que cette pratique s’inscrit donc à contre courant du discours dominant actuel qu’il s’agit de combattre en nous mobilisant avec tous ceux qui refusent ce qui s’apparente à une sorte de barbarie.

 

Quand le député Guy Lefrand, rencontré pendant la manif du 15 devant l’assemblée, commence par agresser cruellement des patients de radio citron, puis nous annonce qu’il s’agit que les psychiatres cessent l’exercice de la psychothérapie, et que ce soit les psychologues qui pratiquent des thérapies courtes et réadaptatives, il s’agit d’une déclaration de guerre contre la PI et contre toute pratique psychiatrique fondée sur l’accueil et l’écoute du sujet. Et c’est ce qui nous est promis pour le plan de santé mentale de la rentrée, avec toute la déclinaison du programme de Fondamental (dépistage précoce, diagnostic précoce et recherche fondamentale !)

 

D’où la mobilisation qui s’impose urgemment contre ce projet de loi qui va repasser au Sénat en Mai, contre l’horreur des soins sous contrainte en ambulatoire dont le protocole sera décidé en conseil d’Etat, et puis aussi contre tout ce que ce projet véhicule de haine froide et de barbarie à l’égard des patients.

 

Je vous invite donc à venir nombreux à la manif politico-poétique devant la statue de Pinel samedi 9 avril de 14H à 18H.

 

Il y aura des interventions d’artistes, de patients, de soignants et de tous ceux qui voudront faire entendre leur voix pour refuser énergiquement toute cette saloperie, mais aussi pour créer ensemble les conditions d’une psychiatrie à refonder dans la transmission vivante de ceux qui nous ont précédé depuis 50 ans !

 

Patrick Chemla


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>Quelle hospitalité pour la folie ?

 

 

Intervention pour le colloque de Poitiers du 19 Novembre 2010 

 

Je vous remercie pour votre invitation qui est l’occasion d’une rencontre  sur des questions qui sont aussi les miennes. Je précise que membre du « groupe des 39 » dès sa fondation au lendemain du discours tenu par Sarkozy à Antony, je parlerai ici en mon nom et depuis ma pratique de psychiatre et de psychanalyste. Une pratique orientée depuis plus de 30 ans par la Psychothérapie Institutionnelle dans un service que j’anime depuis le Centre Antonin Artaud, mais aussi dans le service hospitalier qui lui est étroitement articulé.

 

C’est pour soutenir cette pratique et sa transmission, mais aussi pour lutter contre la haine froide d’une psychiatrie déshumanisante et protocolisée que je milite dans le groupe des 39 qui tente de mobiliser tous ceux qui se sentent concernés par cette dérive barbare de la psychiatrie ; et il est important de souligner la présence importante des patients qui prennent la parole dans nos rassemblements et en particulier notre meeting du 25 Septembre. 

 

Une question préside à l’argument du colloque qui nous réunit: que s’est-t-il passé depuis 1976 pour que le film « Vol au dessus d’un nid de coucous » nous paraisse toujours aussi actuel ? Cette question est troublante, et reflète bien les inquiétudes d’une génération qui a cru pouvoir en finir avec la violence asilaire en développant des pratiques alternatives. Or ce même discours alternatif a été détourné de façon perverse par l’Etat néolibéral pour détruire la psychiatrie en rejetant les patients à la rue ou en prison. Le film de P.Borel « un monde sans fous » est à ce sujet terrifiant, commençant par le recueillement d’une famille sur la tombe de l’un des siens schizo mort dans la rue.

 

Nous avons ainsi assisté à ce retournement de tous les mots et les mots d’ordre que nous avancions, et depuis 25 ans tous les gouvernements de droite comme de gauche sont allés dans la même direction avec entre autres la fermeture de 40000 lits en psychiatrie, la fin de l’internat en psychiatrie, la fin d’une formation spécifique pour les infirmiers psy et maintenant l’expulsion progressive de l’enseignement de la psychanalyse dans les facultés de psychologie.

 

Il est même question dans le rapport Millon d’une fin de la séparation entre la psychiatrie et la neurologie, en raison des progrès des neurosciences. Cela alors que tous les chercheurs les plus sérieux avouent leur déception devant leurs hypothèses biologiques : ni l’IRM, ni les recherches sur les neurotransmetteurs ne sont venus rendre compte de l’étiologie de la schizophrénie. Ce dont on pouvait se douter mais ce discours aura eu une fonction essentielle dans le dispositif du biopouvoir.

 

D’ailleurs certains praticiens et politiques font mine de croire toujours à ces hypothèses causalistes et simplificatrices. La croyance dans la toute puissance des psychotropes, et des cruellement nommés antipsychotiques, continue à faire des ravages dans les services où l’on pense soigner en abrasant les délires et en remettant les malades dehors le plus vite possible. Cette croyance, appuyée bien sur par le lobbying de Fondamental que l’on voit s’exhiber sans vergogne dans le film de Borel est sans doute à la source du projet de loi qui prévoit l’obligation des traitements en ambulatoire. Projet délirant d’une « gestion de la folie » comme l’affirmait tranquillement le rapport Couty qui n’ira pas sans reste puisqu’il est déjà prévu que les psychiatres auraient une obligation de délation au directeur qui referait interner le patient.

 

Nous avons quelquefois l’impression, sans doute discutable, d’assister à un retour du même dans un mouvement de répétition qui fait fi de toute l’histoire de la psychiatrie, alors que nous devrions savoir que la répétition n’est pas un simple retour à l’identique et qu’elle peut permettre à certaines conditions de faire advenir le nouveau. 

 

Beaucoup parmi nous ont ainsi avancé cette hypothèse d’un retour en arrière, d’un  nouveau « grand renfermement », d’un « retour à l’Asile » après la fermeture d’une parenthèse historique où nous aurions pu espérer une psychiatrie plus humaine et moins enfermante.

 

Du coup cela provoque un mouvement de déploration et de nostalgie d’un âge d’or qui laisse croire qu’il fut un temps où tout était possible, et cette nostalgie risque fort de plomber toute transmission vis-à-vis des jeunes générations qui arrivent dans nos métiers soignants.

 

Disons le tout de go : je ne partage pas cette manière d’envisager la réalité politique de la psychiatrie.  Il n’y eut jamais d’âge d’or, hormis dans les espoirs utopiques que nous avons porté et dans l’énergie que nous avons déployée pour transformer nos pratiques.

 

Ce qui s’est effondré et fait l’objet d’un deuil difficile pour certains, c’est justement la croyance en une utopie où nous pourrions en finir avec l’Asile, cela à partir de l’idéalisation d’expériences étrangères comme l’aventure basaglienne ou celle de Cooper, ou d’autres. Effectivement il fut une époque où nous avons cru qu’il serait possible de faire du passé table-rase et que (comme dans la chanson) la révolution serait victorieuse demain ».

 

L’effondrement d’une illusion-car c’en était une- nous fait traverser une sorte d’espace vide qu’il ne s’agirait pas de combler par une nouvelle utopie qui ne pourrait à son tour que nous décevoir !

 

Je crois plutôt que ce moment de désarroi que nous traversons au travers de cette perte bien réelle peut être une chance si nous arrivons à renoncer à cet espoir d’une réconciliation du sujet avec lui-même, un espoir d’en finir en quelque sorte avec la division subjective dont le siècle qui vient de se passer nous a montré l’échec tragique.

 

Nous nous trouvons en quelque sorte « privés et délivrés » de tout recours à une idéologie messianique – je reprends là une formulation dont use G.Bataille dans l’Erotisme à propos des « anciens mythes ». Nous avons appris que la liberté n’était pas forcément thérapeutique et que le « sans-limite », fascinant, constituait une drogue dure et dangereuse : plus possible de croire qu’on en finira un jour avec l’enfermement ou avec l’hôpital psychiatrique, la clinique est là chaque jour pour nous le rappeler. Pour autant, nous avons maintenant une praxis qui nous donne une expérience de 30 ans dans l’accueil de la folie : un accueil humain fondé en raison sur la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle et dont nous pouvons vérifier chaque jour la pertinence inestimable.

 

Nous savons aussi maintenant que Freud avait raison quand il critiquait ceux qu’il appelait « les bolchévistes » (dans « le Malaise dans la Culture »), pour leur prétention à réaliser l’Utopie comme fin des conflits, le paradis sur terre à l’instar des chrétiens qui le promettent dans les cieux.

 

Nous le savons maintenant, parce que l’Histoire s’est chargée de nous l’apprendre, en nous cognant très fortement et en nous mettant le nez sur les massacres commis au nom du Bien : je me suis ainsi approprié  l’hypothèse d’un effondrement traumatique des utopies révolutionnaires, que Jacques Hassoun, dans son dernier livre (Actualité d’un malaise), pense comme l’un des ressorts de l’actualité du malaise.

 

Après la Shoah et la catastrophe qu’elle ne cesse de produire dans la Culture,  comme l’a fort bien développé Giorgio Agamben dans « Homo sacer » et dans « Ce qui reste d’Auschwitz », il s’est produit une série de catastrophes d’autant plus traumatiques qu’elles ont atteint l’espoir d’un autre monde possible. Il nous est devenu impossible de croire, comme nous l’avons fait pendant longtemps que l’humanité avait à choisir entre « Socialisme ou Barbarie ». Je reprends là intentionnellement le nom du mouvement créé après-guerre par C.Lefort et C.Castoriadis qui espéraient un socialisme dégagé du stalinisme . Il faudrait d'ailleurs faire une place particulière à Castoriadis, qui n’aura eu de cesse jusqu’au terme de sa vie que de penser les processus de subjectivation en les mettant en rapport avec les « constructions imaginaires de la société », pour constater in fine « la montée de l’insignifiance », qui a fait le  lit du populisme et de tous les micro-fascismes actuels.   

 

Notre époque, caractérisée par le cynisme et la mélancolisation du lien social,  le fétichisme de la marchandise et la volonté explicite d’en finir avec Mai 68, aura vu nombre d’ex-gauchistes tourner leur veste. Je pense à tous ceux qui, « revenus de toute illusion », affirmant qu’on  ne les y reprendra plus ont appuyé la remise en ordre sarkozyste. 

 

Mais ce sur quoi je voudrais insister, c'est ce qui se présente de façon nouvelle sur ce fond de répétition, à savoir l’émergence de formes nouvelles de révoltes et de subversions dont nous n’attendons plus qu’elles tiennent « une ligne juste » ou qu’elles annoncent une révolution toujours « victorieuse demain ». De la désobéissance civile, du refus, nécessairement minoritaires d’ailleurs, provoquent des rassemblements inédits. Des retraités y côtoient des jeunes gens et, dans ce processus qui sait utiliser au mieux la modernité virtuelle d’internet, se créent des liens forts et réels, des lieux nomades qui ne cessent de s’enchevêtrer et de résister à toute tentative d’appropriation, ou à la stabilisation trop rapide d'une « bonne forme ». Des collectifs comme « le groupe des 39 » se constituent à la base et sans sommet, ce qui déçoit avec bonheur les demandes d’autorisation qui inévitablement resurgissent.  Moment instable qui ne durera peut-être pas et qu’il ne s’agit pas d’idéaliser, où il semble possible d’accueillir  du conflit dans le rassemblement. Il est intéressant aussi de remarquer que ces mouvements de révolte se trouvent dans la nécessité de se passer de modèle et que la transmission qui s’y effectue consiste aussi à faire la critique des fictions anciennes, qui se sont avérées des impostures. 

 

En tout cas, et je vais m’y arrêter un peu, tout ceci provoque une nouvelle donne du transfert dans l’institution que j’anime à Reims, le Centre Antonin Artaud, qui soutient un accueil et une praxis se passant de toute « terre promise ». La Psychothérapie Institutionnelle s’y présente comme méthode pour penser l’hétérogène de la clinique. A distance du dispositif divan/fauteuil, et au travers des médiations les plus diverses, il s’agit de construire et reconstruire sans cesse le praticable pour donner lieu et figuration au réel  de la psychose.

 

Travail passionnant et harassant qui ne pourrait s’imaginer sans le support du transfert, mais qui nous met en prise avec des éléments hétérogènes, en rapport avec l’Histoire et le Politique.

Pour la première fois depuis 30 ans, je me suis ainsi retrouvé à manifester le 19 Mars 2009 avec mes patients sous la banderole confectionnée avec eux : « Nous sommes tous des schizophrènes dangereux », et cela dans une ambiance tout à fait jubilatoire qui crée le réel de l’illusion d’une communauté partagée. J’insiste sur l’intégralité de cette formulation, car il peut paraitre insensé d’évoquer une communauté partagée avec des psychotiques qui, selon la doxa, ne sauraient produire du lien social. Et pourtant cela se produit, dans un transfert qu’il ne s’agit surtout pas d’interpréter, mais qui permet de construire de nouveaux praticables et fait surgir des avancées cliniques déroutantes.  

 

Au lendemain de la manif du 19 Mars 2009, j’ai ainsi découvert avec une certaine sidération qu’un patient avait fabriqué une vidéo prise à notre insu avec son téléphone  portable, qu’il avait construite, montée et mise en ligne sur You Tube, rajoutant des commentaires et mettant d’ailleurs en avant le lieu qu’il s’approprie ( en l’occurrence le Groupe d’entraide mutuelle La Locomotive). 

 

Un tel acte est saisissant sur le plan politique : un patient s’inscrit ainsi comme sujet d’une histoire en train de se faire, se dégageant ainsi radicalement d’une posture d’objet de soins et « d’handicapé psychique » . Le même aura pu, à ma grande surprise aussi, témoigner en mon absence dans l’émission « les pieds sur terre » à France Culture, pour raconter de façon très voilée et discrète ses épisodes d’internement, son appui prolongé sur le Centre Artaud, et le temps qu’il prend maintenant pour s’occuper de sa famille. Il anime aussi de chez lui sous un pseudonyme un blog et un site internet, et arrive à réinventer du réel sur ce fond de réalité certes virtuelle, mais portée également par le transfert. Il intervient dans les forums du net, se désolant de l’ignorance des jeunes psy qui arrivent dans la profession et se plaignent à juste titre qu’on ne leur ait pas enseigné Freud et la Psychothérapie Institutionnelle…  

 

Je respecterai sa discrétion et le voile qu’il tisse tout en se mettant en avant avec courage et ténacité, et je ne dévoilerai donc pas son histoire clinique pourtant passionnante. Je relèverai seulement dans le fil de mon propos cette capacité trouvée, et non pas retrouvée, à coanimer avec les soignants des espaces thérapeutiques et, aussi pendant les années précédentes, à se positionner très clairement comme cothérapeute, venant en séance me parler de son travail auprès des autres patients comme lors d’un contrôle analytique. 

Comme vous pouvez l’entendre, je tiens le pari d’une praxis où la psychanalyse n’interdit en aucune façon, bien au contraire , de s’impliquer dans le mouvement politique …A rebours de cette impasse insistante et nihiliste d’un prétendu déclin inéluctable du symbolique, ne trouvant de ressource que dans l’espoir d’un retour à l’ordre ancien ! Comme si les processus de symbolisation ne pouvaient surgir que dans un mouvement littéralement réactionnaire, alors que nous devrions être bien placés pour soutenir qu’il n’y a d’analyse que dans la subversion de l’institué et dans la traversée des évidences qui ont toujours fait le lot de la bêtise.

 

Je ne suis pas loin de penser, à l’instar de J.Clavreul dans son dernier livre (« l’homme qui marchait sous la pluie »), que la jouissance de la servitude volontaire et de l’assujettissement constituent une sorte d’impensé de nombre d’analystes bien souvent réfugiés dans l’idolâtrie du texte lacanien, ceux qu’il appelle les « lacanistes ». Or, si nous voulons accueillir le vif de l’inconscient à venir, il est essentiel de pouvoir se soutenir d’une transmission qui se dégagerait autant que faire se peut de la religiosité. Ce que J. Hassoun indique dans une formulation qui me convient à merveille du « psychanalyste infidèle », reprenant ainsi en la détournant la posture freudienne du « juif infidèle ». Nous savons que pour Freud, cette posture impliquait un double mouvement de rupture radicale avec la religion, sans que cela implique pour autant de renier en sa judéité. Serons nous à même de soutenir une transmission freudienne, sans pour autant fétichiser la doxa, autrement dit de pouvoir accueillir le nouveau et l’inouï en nous passant d’une grille de décodage trop assurée, mais sans faire table rase non plus du savoir et de l’expérience accumulés ? C’est sans doute une posture exigeante, et qui suppose de réinventer sans cesse la psychanalyse, ainsi qu’une psychiatrie soucieuse du sujet de l’inconscient, à partir d’une refondation permanente. 

 

C’est ainsi que je m’inscris, par rapport à cette transmission dans le groupe des 39, ainsi qu’à  La Criée fondée à Reims voici 24 ans quand nous avons pressenti le risque de formatage et de mesure de l’efficacité thérapeutique. Nous n’avons eu de cesse, dans la mesure de nos moyens, de penser ce qui nous arrivait pour trouver le moyen de tenir bon et de résister à cette construction d’un nouveau dispositif au sens que lui donne Michel Foucault. Je vais en reprendre la définition précisée par Agamben dans un petit livre récent « Qu’est-ce qu’un dispositif ? » : «  Foucault a ainsi montré comment, dans une société disciplinaire, les dispositifs visent, à travers une série de pratiques et de discours, de savoirs et d’exercices, à la création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement. Le dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations et c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement »  Je poursuis ma citation beaucoup plus loin dans le même ouvrage « ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons à faire dans la phase actuelle du capitalisme est qu’ils n’agissent plus sur la production d’un sujet, mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation ». 

Je trouve cette remarque d’Agamben fondamentale, et allant d’ailleurs bien au-delà de Foucault, dans une direction qui parait rejoindre nos préoccupations les plus cliniques. Il existe en effet une contradiction fondamentale entre la conception foucaldienne de la subjectivation, toujours conçue comme un assujettissement dans le dispositif de consentement à la norme, et la conception psychanalytique qui dégage les effets de subjectivation comme un progrès dans la cure, ou dans l’analyse institutionnelle. Je veux parler d’une institution dans le sens qui nous importe, un Collectif  qui viserait toujours plus aux effets de surgissement et d’émergence du sujet de l’inconscient, ce que l’on peut repérer dans ses effets : surgissement de formations de l’inconscient telles que rêves, lapsus, actes manqués, mais aussi relance de la capacité d’invention et de confrontation à l’inconnu. Nous ne cessons de buter sur cette contradiction qu’il n’est pas question de suturer, mais de mettre au travail, puisque nous la vivons que nous voulions le savoir ou pas ! La perception par Agamben que le formatage actuel produit une désubjectivation, et la recherche qu’il fait pour une possible révolte, m’intéressent au plus haut point dans la mesure où elles produisent une ouverture pour la pensée, là où nous avions l’impression d’une opposition irréductible.

Je rappelle que ce qui est important chez Agamben, c’est le mouvement subjectivation/désubjectivation, ce dont il avait parlé dans un livre précédent à propos de la honte ; la honte qui dans le livre de Robert Antelme « L’espèce humaine », saisit le jeune homme choisi dans la foule par les nazis pour être exécuté et qui se met à rougir. A l’époque Agamben parlait de subjectivation à propos de cette honte, ce qui avait choqué  nombre d’analystes. Question de registres de langages différents qu’il s’agit pour nous de préciser pour éviter de comprendre trop vite et de rester prisonniers d’un monolinguisme

C’est d’ailleurs cette difficulté qui surgit d’entrée de jeu avec cette nécessité de penser l’hospitalité pour la folie: il nous faut pourtant bien assumer cette polyphonie sans espérer une traduction intégrale d’une langue à l’autre, mais en procédant plutôt par superposition et en travaillant sur le palimpseste ainsi produit… 

Il me parait important de travailler ainsi en relevant le défi d’une double aliénation du sujet divisé par son désir inconscient mais également aliéné aux processus sociopolitiques.  

Freud, nous le savons, s’est toujours tenu à distance clinique des schizophrènes, doutant même de la possibilité d’un transfert avec ces patients tout en gardant le contact avec les quelques analystes comme Ferenczi qui s’y risquaient. Il nous a laissé cependant dans son commentaire des mémoires du président Schreiber une hypothèse qui reste encore audacieuse : ce qu’on prend pour la maladie, le délire est en fait une tentative de guérison et de reconstruction du monde, un mode de lutte du sujet contre l’effondrement. Une hypothèse que nous vérifions dès lors que nous acceptons de faire émerger le transfert psychotique et de favoriser son accueil. Une hypothèse qui devrait interdire pour meurtre d’âme, toutes les volontés d’abrasion du délire qui visent à faire taire le délirant par tous les moyens que la psychiatrie actuelle ne cesse d’inventer. 

On sait que Lacan est parti de son transfert à Aimée, et qu’il ainsi construit sa méthode à partir de la paranoïa. Il me parait important de souligner  aussi comme le fait F.Davoine qu’il ne fut pas le thérapon de sa patiente mais son témoin et son scribe ; et qu’il consacra toute une partie de son enseignement aux présentations de malades, qui m’ont toujours paru une façon de se protéger du transfert pour mieux observer le patient d’une façon qui reste objectivante.

Par contre il a dans le même temps encouragé les meilleurs de ses élèves à se risquer avec des psychotiques, et Jean Oury, G.Michaud et quelques autres sur lesquels nous ne cessons de nous appuyer ne cessent d’en témoigner.

Je vais, pour les besoins de l’exposé relever quelques aspects de sa position quant à une hospitalité pour la folie.

J’ai donc relu pour la circonstance le texte  « l’agressivité en psychanalyse » que l’on trouve dans les Ecrits: Lacan conclut son propos sur une « fraternité discrète (avec l’analysant)  à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop inégaux », mais il évoque auparavant tout au long de ce texte, la recherche de l’apathie pour le psychanalyste qui à trop désirer pour son patient ne ferait que renforcer son agressivité. 

Je cite Lacan : à propos de l’attitude de l’analyste : « offrir au dialogue un personnage aussi dénué que possible de caractéristiques individuelles ; nous nous effaçons, nous sortons du champ où pourraient être perçues cet intérêt, cette sympathie, cette réaction que cherche celui qui parle sur le visage de l’interlocuteur, nous évitons toute manifestation de nos gouts personnels, nous cachons ce qui peut les trahir, nous nous dépersonnalisons, et tendons à ce but de représenter pour  l’autre  un idéal d’impassibilité. » 

On voit donc dans ce texte par ailleurs remarquable deux postures : l’une qui court pendant tout le texte et une autre apportée par une conclusion apportant une sorte de modération. Sans ouvrir la discussion trop tôt, que vaudrait cette recherche de l’apathie dans un transfert psychotique, et même dans d’autres situations cliniques, où il s’agit que l’analyste, le « psychiste » manifeste son activité psychique et son désir d’analyse que je ne peux imaginer autrement que tourné vers la vie ?   

Par ailleurs il faudrait aussi évoquer la critique lacanienne de l’intersubjectivité  en psychanalyse dans le séminaire sur le Transfert. Lacan insiste sur la disparité subjective dans le transfert analytique et sur la signification de l’amour en tant que substitution de l’amant à l’aimé, sur une manière d’apprendre à aimer. Je le cite : « est-ce à dire que je doive lui apprendre à aimer ? Assurément, il parait difficile d’en élider la nécessité… ». Encore faut-il que l’analyste puisse perlaborer cet amour avec discernement dans le cadre du transfert et du progrès de la cure… 

Lacan évoque dans ce même séminaire la dimension de l’atopia que Lacan prête à Socrate, le côté insituable, traduit de façon magnifique par le nulle part de son être qui donne voie à la recherche d’une position subjective.

Je vais maintenant citer Pascale Hassoun qui nous a fait à Reims un très bel exposé sur cet enjeu de l’hospitalité : « d’où vais-je entendre la personne qui vient me voir ? En quoi ma propre atopia est-elle ou non mise en jeu ? N’est-ce pas l’autre/l’hôte qui va me permettre de passer de l’atopia au topos car son altérité va me permettre de me positionner ».

En d’autres termes comment  supposer un passage entre l’autre du transfert et l’hôte de l’hospitalité, un passage aussi entre le travail de la métaphore dans le transfert et le jeu de substitution de l’hospitalité ? 

Ce sont ces passages qu’il va nous falloir explorer jusque dans leurs aspects les plus paradoxaux, et je vais essayer d’en déployer maintenant quelques uns.

Pour Freud et la psychanalyse, il semble que ce soit toujours le crime qui soit premier et fonde une origine à la Culture fut-ce de façon mythique. Et l’on peut constater que si le meurtre de Moïse est effacé du texte et reconstruit par Freud, le premier fratricide lui peut se lire en toutes lettres ainsi que le progrès qu’il permet d’effectuer dans la Culture.

Cette question de ce qui est premier : le don ou le crime peut paraître abstraite, voire métaphysique ; mais elle est absolument essentielle et très concrète pour notre praxis. 

Donnons tout de suite un exemple : si nous devons accueillir un patient psychotique très perturbé, qui témoigne peut-être par sa folie et son hostilité paranoïde d’un crime dans sa filiation et son histoire, il est de la plus haute importance de décider d’un mode d’accueil. Et si ce patient rencontre une institution hostile ou indifférente à sa détresse, ou un analyste neutre et apathique, alors sa situation risque de s’aggraver sérieusement. 

D’où le pari de l’hospitalité que je mettrai en rapport avec une bejahung, une affirmation primordiale à soutenir avec force et détermination, éventuellement malgré un contre-transfert négatif ou une inquiétude à se risquer. Cette inquiétude à risquer le « nulle part de son être » pour accueillir l’autre alors que je pressens la difficulté de le rencontrer, d’apprivoiser nos inquiétudes respectives pour qu’il m’ouvre la porte, et me laisse rentrer dans son paysage tourmenté ; la difficulté aussi que j’ouvre ma porte et que je puisse l’accueillir…

Ma résistance, celle de l’analyste ou celle d’un collectif, est-elle le témoignage d’une hostilité foncière à l’autre ? Ou plutôt du travail qu’il va falloir effectuer et dont je peux pressentir qu’il ne sera pas une partie de plaisir. J’ai longtemps pensé que la négativité était première : ça collait bien avec ma formation marxiste comme avec la tradition freudienne. Freud nous a effectivement transmis un savoir fort utile sur la verneinung (la dénégation), la verleugnung (déni/désaveu), la verwerfung sur laquelle Lacan a insisté en la traduisant par forclusion, abolition primordiale, et en faisant de la forclusion des noms du père la clé de voute d’une élucidation de la structure psychotique. Il a aussi insisté et Oury mieux encore, et bien d’autres depuis, pour évoquer une atteinte du refoulement primaire ou primordial dans la psychose (et les états limites psychotiques).

Et nous aurions tendance à penser qu’il n’y a pas de possibilité de sujet pour la psychanalyse s’il n’y avait pas ce refoulement primaire, cette séparation de das Ding, cette perte primordiale…

Je pourrais ainsi égrener tranquillement mon chapelet psychanalytique ce qui serait assez ennuyeux ! Mais je préfère remarquer que l’on ne peut imaginer une abolition aussi radicale que la forclusion qu’à la seule condition d’imaginer un temps logique antérieur de bejahung.

D’ailleurs si l’abolition était totale, le sujet ne pourrait sans doute même pas exister ; et cela sans même parler de forclusion partielle ou d’enclaves psychotiques, vacuoles de désymbolisation qui sont tout de même fréquentes dans la clinique des états-limites, des troubles psychosomatiques et autres…

Au commencement il y aurait donc la bejahung que nous ne pouvons que supposer, et que je mettrai bien rapport avec la préoccupation maternelle primaire dont parle Winnicott. Ou pour le dire autrement il faut bien que le sein ait été donné pour que l’enfant puisse s’en sevrer !

Voilà ce qui à mon avis dessine la nécessité d’un accueil fondé sur une hospitalité première de l’Autre, et c’est là que l’élaboration de Levinas que nous avions lu (Totalité et Infini) à Reims voici 10 ans pour préparer le colloque Asile peut nous être d’une aide précieuse. Je m’explique : je ne propose pas une adhésion au système de valeurs profondément religieuses de Levinas, ni même au mouvement de pensée de Derrida qui dans son livre Adieu s’emploie à transmettre sa lecture d’un ami disparu.

Notons d’ailleurs que Derrida n’use pas cette fois de sa méthode de déconstruction mais tente plutôt un recueil et même un recueillement.

Derrida vise à faire valoir la valeur philosophique de l’œuvre de l’ami disparu, montre sa signification d’immense traité de « l’hospitalité inconditionnelle », et n’hésite pas à expliciter, questionner les concepts. Par exemple à propos de la question de la primauté du don ou de l’hostilité, il montre à un lecteur profane en philosophie combien la thèse de Levinas s’oppose radicalement à celle de Kant. Kant suppose, ce que nous avons tous tendance à supposer au nom d’un certain sens des réalités, un fond d’hostilité permanente entre les hommes, qu’il s’agit d’apprivoiser, de réguler par des traités pour aboutir à une paix perpétuelle qui n’aurait rien de naturel. On voit la proximité avec Freud et son inquiétude légitime devant « l’humaine pulsion de destruction » qui conclut le Malaise dans la Culture. Inquiétude que je suis bien obligé de partager devant l’exacerbation de la destructivité contemporaine, et après les catastrophes que nous avons connues au 20° siècle marqué par la Shoah, le stalinisme, les génocides et les guerres qui n’ont jamais cessé.

Pourtant la pensée de Levinas s’est élaborée pendant la montée du nazisme dans l’enseignement de Husserl et d’Heidegger qu’il a participé à transmettre, alors pourtant qu’il publie le petit livre « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme »  qui amorce dès 1934 une critique voilée de la proximité des thèses d’Heidegger avec le mythe nazi. (En particulier tout ce qui tourne autour d’une mystique du sol et de l’enracinement). 

Mais c’est comme s’il ne lui était pas possible de penser le crime autrement que comme une tentative de destruction du visage, ce visage qui définit la relation métaphysique avec autrui. L’hospitalité se définit alors comme accueil du visage : « l’hospitalité devient le nom même de ce qui s’ouvre au visage, de ce qui plus précisément l’accueille. Le visage toujours se donne à un accueil et l’accueil accueille seulement un visage ».

Le meurtrier, et là il reprend l’exemple de Caïn, est celui qui croit que la mort est passage au néant. Mais même ce néant se présente alors comme une sorte d’impossibilité ou plus précisément une interdiction. « Le visage d’autrui m’interdit de tuer, il me dit tu ne tueras point même si cette possibilité reste supposée par l’interdit qui la rend impossible ». [Pour Levinas la mort c’est la non-réponse dans le visage d’autrui].

Vous entendez encore une fois le chiasme : avec cette possibilité qui reste supposée par l’interdit qui la rend impossible, et le fait que Caïn dévoré par l’envie, comme nous l’avons vu, tue effectivement Abel, ce qui n’empêche pas qu’il soit à l’origine d’un progrès de la Culture, avec l’invention de la métallurgie, des instruments de musiqueetc…  

Je pense qu’il doit y avoir mille commentaires talmudiques pour justifier cette réussite du crime, mais pour moi, pour tous ceux qui essaient de penser ce paradoxe avec la psychanalyse, il parait important de donner raison à ce montage textuel. Comme tous les textes fondateurs la Genèse construit un montage, un dispositif qui donne sa place au désir, à l’envie et à la pulsion de destruction.

Encore une fois il faut insister sur la distinction qu’ont fait Lacan, J.Oury, J.Hassoun, N.Zaltzmann et d’autres entre pulsion de mort et pulsion de destruction. Ces deux pulsions sont d’abord confondues par Freud dans « l’au-delà du principe de plaisir »(1920), et distinguées dans d’autres textes ultérieurs même s’il ne tranche jamais très clairement. C’est dans « Problèmes économiques du masochisme »(1924) qu’il va parler de la pulsion de destruction comme colonisation par Eros de la pulsion de mort, que l’on peut plutôt définir comme silenciation, énigme et ressort du symbolique.

Définir la mort comme « non-réponse » et soutenir comme le fait Derrida « qu’il faut commencer par répondre, qu’il n’y aurait donc pas au commencement de premier mot » puisque « le premier mot, le premier oui est déjà une réponse à l’Autre » peut peut-être être mis en perspective avec l’hypothèse première de Lacan définissant le sujet comme pris dans le discours de l’Autre. Mais Lacan écrit cette formule in fine S barré poinçon petit a pour écrire cette entame au lieu de l’Autre et cette chute de l’objet cause de désir.

Cette entame nécessaire, je dirai que c’est ce que nous avons à garder à l’esprit si nous voulons rester le plus lucide possible en face de cette difficulté : il nous faut donc supposer en permanence cette entame du oui, de la bejahung, pour le dire dans la langue freudienne. Ce serait une manière de soutenir ce nouage qui nous empêche de penser séparément pulsion de mort et pulsion de vie : il s’agit d’une intrication intime et instable. Toute désintrication ayant des effets cliniques immédiats, des effets de désymbolisation et de dévitalisation.

Lacan en avançant cette figure de l’analyste apathique, faisant le mort, voulait bien sur démolir la posture de l’analyste oblatif, voulant tout le bien de son patient, et entrant avec lui dans un échange faisant fi de la disparité subjective du transfert. Il avait sans doute en partie raison en son temps, mais aujourd’hui que cette figure a fait des ravages, et pas seulement chez les psychotiques, il me parait essentiel d’essayer de penser ce qui nous est nécessaire pour nous engager et nous tenir dans le transfert. Pour permettre aussi ces « greffes silencieuses de transfert » dont parlent Pankow et Oury qui ne peuvent se produire à mon avis que sur ce fond d’une hospitalité vivante sur laquelle Oury insiste sans cesse, d’ailleurs en la référant d’ailleurs à Levinas. Comment imaginer des greffes de désir, de vie, avec un analyste cadavérisé ??

A l’inverse il faut aussi souligner qu’un analyste qui s’avancerait sans prudence et sans tact sur son désir, et en oubliant la disparité subjective prendrait le risque d’érotiser le transfert. Ce qui est une faute dans la névrose, et conduit aux passages à l’acte qui alimentent la chronique, devient tragique dans la psychose, car l’excitation provoquée peut faire des ravages en raison de la désintrication pulsionnelle toujours menaçante et de la très grande proximité du patient avec sa destrudo. Winnicott a beaucoup insisté sur cette proximité et Oury, quand l’érotisation se produit nous conseille de pratiquer l’art de la conversation…

Tout un programme qui suppose de pouvoir travailler à partir d’éléments apparemment triviaux, superficiels, qui sont autant de médiations nécessaires pour aborder de façon précautionneuse les enjeux du désir inconscient chez le psychotique. Se rappeler sans cesse que cela nous conduit toujours dans des zones extrêmement archaïques où la nécessité  de localiser un site de la mort peut éviter un engouffrement du sujet dans la tourmente. Autrement dit il va falloir réduire autant que faire se peut la part de narcissisme secondaire, de jouissance des enjeux imaginaires de prestance, pour permettre d’aborder cette hospitalité là. Comme le disait un patient qui fut un de mes maitres : « il faut que les soignants s’abaissent pour que les patients puissent s’élever ». Son intervention magnifique fit alors une très belle coupure interprétative dans l’érotisation d’un groupe percussion où les animatrices avaient quelque peu tendance à s’intéresser plus à l’animateur qu’aux patients. Pour autant il faut qu’il y ait cette première strate où un imaginaire du groupe se construit, et produise une certaine jouissance de la vie, pour qu’une telle coupure puisse s’effectuer. 

A ce point quelques mots sur la perversion possible d’une telle hospitalité, ou plutôt ce que Derrida appelle « une possible hospitalité au pire pour que la bonne hospitalité ait sa chance ».

Cette possibilité serait à mettre en rapport avec « l’impossibilité de contrôler, de situer pour s’y tenir par des critères, des normes, des règles, le seuil qui sépare la pervertibilité de la perversion. 

Cette impossibilité, il la faut. »

Cette assertion, je la reprendrai bien à mon compte pour souligner ce paradoxe à maintenir comme paradoxe de l’hospitalité dans le transfert : pas de règles ni de normes qui viendraient nous rassurer, mais à chaque fois et sans cesse une prise de risque absolument nécessaire. D’où la nécessité d’une analyse infinie pour l’analyste, et d’une analyse institutionnelle permanente dans toute institution digne de ce nom. 

Précisons : ce qu’on peut attendre d’un analyste, c’est qu’il ait pu se familiariser suffisamment avec la chose inconsciente et avec son symptôme pour accueillir le patient sans trop l’en encombrer. Ou même puisqu’il offre l’hospitalité de son espace psychique, qu’il puisse travailler à partir des points de trauma de son histoire qu’il aura traversé dans sa cure, et aussi dans les rencontres qui vont relancer sans cesse son analyse. Qu’on pense à F. Davoine nous disant à quel point l’orthodoxie lacanienne l’avait rendu muette, et la nécessité pour elle de s’étranger aux USA, d’y rencontrer des analystes étrangers à tous points de vue et des chamans des indiens des plaines  pour prendre la parole et créer son style et son dispositif analytique inimitable. Chacun ayant me semble-t-il à s’étranger pour pouvoir accueillir l’altérité sans la banaliser ou la réduire à du déjà connu.

En institution, la surprise vient de l’inattendu des rencontres qui se produisent pour des patients très perturbés : certains comme on sait auront tendance à se précipiter vers des « oreilles fraiches » : des personnes jeunes, inexpérimentées et donc ressenties moins dangereuses pour les défenses paranoïdes. Le risque est donc démultiplié d’analyse sauvage et de délire à deux ou à plusieurs, même si le collectif se donne des lieux d’élaboration des transferts engagés. 

On peut récuser ce risque en récusant la possibilité de l’engagement dans le transfert, ce qui constitue l’actuelle banalité des institutions qui s’en trouvent dévitalisées, avec une très forte tendance au désinvestissement voire à la perte du désir soignant.

On peut aussi et c’est le pari de la PI, construire à plusieurs le dispositif nécessaire : avec une pluralité de lieux d’élaboration, des séminaires et groupes de travail, une théorisation permanente de la praxis. C’est dans cette perspective d’une hospitalité construite à plusieurs que nous allons nous frotter en permanence aux paradoxes que j’essaye de dégager. Les résistances du Collectif ne seront pas envisagées comme des obstacles à abattre-faut-il le préciser, mais comme l’espace même de la construction. Chacun s’y engagera peu ou prou, avec la pulsatilité du désir inconscient, et l’unicité de son être au monde. Que cette unicité ait à voir avec son symptôme n’est pas une mince affaire, car il s’agit de réduire les effets d’analyse sauvage, de tamponner leur cruauté par l’humour et une certaine légèreté de l’ambiance, de la stimmung.

C’est dans cette « conjugaison des points aveugles de chacun » (JP Lehmann) que nous pouvons quelquefois espérer voir un peu mieux à condition bien entendu que cette conjugaison n’aboutisse pas à un aveuglement collectif…

C’est ainsi que se dessine une hospitalité orientée par le transfert où les passages de l’un à l’autre, les constellations transférentielles seront sans cesse travaillées par l’enjeu d’une responsabilité éthique que Oury a toujours référée à Levinas : « être responsable de la responsabilité d’autrui ».

Patrick Chemla  

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