Ouvrir d’autres voies

 Liliane Irzenski    Pédopsychiatre

Double page Débats coordonnée par Nicolas Dutent et parue le mardi 25 octobre dans L’Humanité.

Quel avenir pour les enfants ? Quel avenir pour l’enfance de l’humanité ? Prévention ou prédiction ? Les 39 se sont constitués spontanément, fin 2008, en réaction à la violence d’un discours de l’ancien président de la République, tenu à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique Erasme à Antony. Son discours ne niait pas l’existence de la folie, mais l’amalgamait avec des notions de dangerosité mensongères et abusives. Elles donnèrent lieu à la budgétisation immédiate de moyens de surveillance et de contraintes intolérables à l’encontre des patients. Ce discours aussi bête que démiurgique, médiatisé à haute dose, renforça une figure de l’ennemi intérieur en insufflant à toute la population le fiel de la peur. Il renforça aussi la méfiance envers les autres, déjà induite par la montée, de plus en plus inquiétante, du chômage et de la mise en concurrence des humains. Attiser la peur en orchestrant le sécuritaire exploite les sentiments d’insécurité et d’incertitude propres à chacun et amoindrit notre pouvoir et notre devoir de penser : qu’est-ce qui fait société ?

C’est à partir de ce discours déployé avec tant d’arrogance pour légitimer la mise en place d’une politique sécuritaire que nous nous sommes retrouvés ici à la Parole errante, très nombreux, en février 2009, pour un premier meeting, « Contre la nuit sécuritaire ». Aujourd’hui, c’est encore un meeting politique, davantage centré sur l’avenir des enfants. Meeting politique, parce que prendre soin de la construction de la dimension humaine n’a plus à être considéré comme une préoccupation bourgeoise et que nous ne pouvons pas penser l’intérêt général sans penser démocratie. Meeting poétique, car la poésie et la création sont le propre des enfants : c’est toujours avec poésie et inventivité qu’ils tentent de donner sens à ce qu’ils vivent et qui leur échappe ! Ces mutations d’organisation de l’ordre social et ces attaques permanentes sur ce que parler veut dire nous bouleversent, nous bousculent avec grande violence, tous, petits et grands. Nous sommes donc réquisitionnés à nous engager politiquement, car nous sommes dans une période de refondation qui sollicite un imaginaire de la relation et sur ce point les enfants peuvent nous enseigner… Pourquoi avons-nous créé un groupe enfance au sein des 39 ? Pour nous demander ensemble : à quel ordre veut-on nous soumettre pour ne plus penser l’enfance qu’en termes de handicap, de dysfonctionnements, de danger, de racaille ou d’exclusion ? Parce que nous connaissons notre rapport à cette vivacité de l’enfance, à cette ténacité des enfants à vouloir déranger pour se faire entendre, connaître et reconnaître, nous avons à dénoncer les instances bureaucratiques qui fixent les symptômes au lieu d’en prendre soin. Parce que l’enfance, c’est aussi le temps de tous ces pourquoi qui décrètent la reconnaissance d’un besoin de compréhension aussi vital que le sont celui de se nourrir ou celui de rêver. Et ces pourquoi des enfants nous donnent à ne jamais oublier, comme l’écrivait Robert Antelme dans son texte l’Espèce humaine, dans quel univers meurtrier nous pouvons nous trouver s’il n’y avait plus droit au pourquoi… Or, aujourd’hui, de plus en plus d’enfants, tout comme nous d’ailleurs, ne trouvent plus assez d’espace ni de liberté pour déplier leurs pourquoi. Parce que le temps de l’enfance se construit dans le mouvement même du langage, chacun intériorise les valeurs dominantes des discours ambiants qui vont déterminer ses orientations. Les enfants sont encore plus sensibles que nous pour s’identifier, à leurs dépens, aux paroles qui veulent les épingler d’une façon arbitraire ou les réduire à un trait, alors qu’ils nous invitent à apprendre à tisser avec l’autre.

Demandons-nous : que sont devenues nos capacités d’écoute, d’accueil et d’hospitalité lorsqu’un enfant proteste par rapport aux exigences folles de notre temps ? Aux enfants nous devons notre insatiable désir de connaissance, nos remises en question et nos doutes, car ils nous délogent de nos acquis et de nos prétentions. Entre notre silence ou leur désaffectation, induite par la soumission et l’exclusion, nous avons aujourd’hui à organiser nos moyens collectifs de résistance pour ouvrir auprès d’eux d’autres voies. Que nous n’ayons jamais à redire « on ne savait pas ».

 

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