Entre savoir et culture: La barbarie – Michel Henry

Christian  GUIBERT      Pédopsychiatre                                                                   Intervention lors du meeting du Collectif des 39 – le 16 octobre 2016

Je  vous propose une lecture de ce livre de Michel HENRY paru en 1987  aux Presses Universitaires de France, car il me paraît aujourd’hui d’une brûlante actualité. Ce livre  part d’un constat simple mais paradoxal  celui d’une époque, la notre, caractérisée pas un développement sans précédent du Savoir allant de pair avec l’effondrement de la Culture.

Pour la première fois sans doute dans l’histoire de l’humanité , Savoir et  Culture divergent , au point de s’opposer dans un affrontement gigantesque – une lutte à mort  — s’il est vrai  que  le triomphe du premier entraine la disparition de la seconde.

Une telle situation, aussi dramatique que mystérieuse, s’éclaire  si l’on remonte à sa source, au tout début du dix septième siècle ,  lorsque Galilée qui a découvert que la terre tourne  autour du soleil , déclare que la connaissance  antérieure à laquelle l’homme se confie est «  fausse et illusoire » .

Cette connaissance est la connaissance sensible qui nous fait croire que les choses ont des couleurs, des odeurs, des saveurs, qu’elles sont sonores,  agréables ou désagréables. Bref que le monde est un monde sensible.

Pour Galilée, l’Univers est composé de corps matériels insensibles, étendus , doués de formes et de figures  , en sorte que son mode de connaissance n’est pas la sensibilité variable selon les individus , mais la connaissance rationnelle de ces figures et de ces formes : la géométrie , bientôt rejointe avec Descartes , par la mise en forme de cette  géométrie par des formules mathématiques .

Tel est le nouveau savoir qui prend la place de tous les autres et les rejette dans l’insignifiance.

Mais surtout, à partir de ce moment, la « science galiléenne » va façonner notre monde, délimitant une nouvelle époque de notre histoire,  la Modernité.

A la différence des autres civilisations (égyptienne , grecque , romaine ) dont les conditions d’apparition sont complexes et multiples , ne pouvant être réduites au seul jeu de l’intelligence,  la Modernité résulte d’une décision intellectuelle, clairement formulée,  et dont le contenu est parfaitement intelligible.

C’est  la décision de comprendre, à la lumière de la connaissance géométrico–mathématique, un univers REDUIT désormais à un ensemble objectif de phénomènes matériels , et bien plus d’organiser le monde , en se fondant de manière exclusive sur ce NOUVEAU SAVOIR , et sur les processus inertes qu’il permet de maitriser.

Prenons maintenant la  mesure de la REDUCTION GALILEENNE. Ecarter  de la réalité des objets leur qualité sensible , c’est ELIMINER du même coup  notre sensibilité , l’ensemble de nos impressions , de nos émotions , de nos désirs de nos passions , de nos pensées , bref  NOTRE SUBJECTIVITE TOUTE ENTIERE QUI FAIT LA SUBSTANCE DE NOTRE VIE.

C’est donc cette VIE «  telle qu’elle s’éprouve en nous » dans sa phénoménalité incontestable, cette vie qui fait de nous des vivants, qui se trouve dépouillée de toute réalité véritable, réduite à une apparence . Le baiser qu’échangent les amants n’est qu’un bombardement de particules microphysiques.

Si l’on suppose alors que la vie est la source exclusive de la culture, sous toutes ses formes  il devient évident que sa mise hors jeu est identiquement celle de la culture.

Or la culture, l’auto révélation de la vie en son auto accroissement n’est pas présente seulement sous ses formes supérieures  elle imprègne la communauté humaine : nourriture vêtements, productions de biens .C’est ainsi que dans une société comprise comme  communauté des vivants,  dans la vie la culture est partout.

Alors,  la modernité galiléenne ne peut plus offrir que le spectacle terrifiant que nous avons sous les yeux , le démantèlement progressif de ce qui donnait à la vie dans chacun des domaines qui lui appartiennent et en lesquels elle s’exprime sa raison de vivre.

C’est le temps du vrai nihilisme –  quand le devenir intérieur de la vie et tous les savoirs qui lui étaient liés, toutes les formes de culture qui en étaient l’expression, cèdent  la place à la connaissance anonyme de processus homogènes à ceux qu’étudie la physique. Plus rien ne vaut et tout se vaut .

Le signe le plus brutal de cette substitution de la mort à la vie est l’émergence d’une technique jusqu’alors inconnue qui ne s’enracine plus  dans la subjectivité des corps vivants.

Aujourd’hui, tout ce qui peut être fait  dans l’univers aveugle des choses  se fait sans considération, SI CE N’EST PEUT ETRE CELLE DU PROFIT.

0r l’économique, comme la technique  a lui aussi partout et déjà substitué  ses abstractions falsificatrices au travail réel des hommes.  Cette nouvelle technique d’essence purement matérielle étrangère en elle même à toute prescription éthique,  c’est donc elle qui dirige notre monde devenu inhumain dans son principe même.

L’originalité de Michel HENRY  consiste à dire que ce n’est pas par la pensée que nous avons accès à notre vie.

Il faut reconnaître un autre mode de révélation qui relève de la DONATION IMMEDIATE. Ce qui est premier, c’est l’épreuve intérieure de mes impressions, de mon désir de ma souffrance de ma colère, cette impression affective pure qui fait le tissu de ma chair.

C’est la vie elle-même qui parvient originairement en nous, et « elle le fait en s’éprouvant elle-même » dans une activité primordiale, qui constitue la substance et la trame phénoménologique de notre vie, notre pathos. Toutes les modalités de notre vie, depuis les impressions les plus simples de plaisir ou de douleur, jusqu’aux sentiments profonds d’angoisse , de satisfaction , de bonheur ou de désespoir sont des modalités affectives. Bien qu’invisibles, celles ci n’en sont pas moins éprouvées par nous dans une certitude immédiate.

Le propre de la BARBARIE de l’occident et ce qui lui confère sa puissance formidable , c’est que ce refus de la vie d’être soi , s’est accompli non pas contre toutes les formes de culture , mais à l’intérieur de l’une d’entre elles , celle du SAVOIR.

Et on a vu  comment le projet de parvenir à une connaissance objective de l’Etant Naturel avait conduit les fondateurs de la modernité à exclure de cette connaissance toutes ses propriétés sensibles et subjectives , tout ce qui comportait une référence à la vie.

Ainsi la négation de la vie, son autonégation, prend–t-elle l’allure d’un développement positif, celui de la connaissance et de la science. Dissimulée sous les prestiges de la rigueur  la mise hors jeu de la subjectivité aboutit au RAVAGE de la Terre par la nature asubjective de la technique…. et quand elle est appliquée à  la connaissance de l’homme lui-même, comme dans les NOUVELLES SCIENCES HUMAINES , à la destruction pure et simple de ce qui constitue son humanité.

Que ce soit clair, il ne s’agit pas de critiquer la science et ses avancées , mais le conditionnement idéologique sous jacent  qui élimine le monde subjectif de la culture et de la sensibilité , bref tout ce qui est du domaine de la vie,  en se présentant comme étant le seul savoir existant .

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