L’enfance effacée

 Sandrine Deloche   Pédopsychiatre

Double page Débats coordonnée par Nicolas Dutent et parue le mardi 25 octobre dans L’Humanité.

À propos de l’école, des tas d’enfants « à problèmes » vont voir un psy. La plupart sont estampillés « handicap psychique » par la MDPH (maison départementale des personnes en situation de handicap), car porteurs de maux/mots qu’on leur assigne : dyspraxie, troubles oppositionnels, hyperactifs, troubles attentionnels, précocité… Une fabrique de diagnostics qui marquent dans la chair et valorisent le traitement des effets et non des causes du système scolaire français, le plus inégalitaire de l’OCDE. Désigner ces enfants sans prendre la mesure de décisions politiques en amont, c’est cela effacer l’enfance. Comment ignorer la fermeture accélérée des classes uniques dans les villages ou dans les grandes villes les classes surchargées, la diminution des effectifs d’enseignants mais aussi de médecins, psychologues, assistantes sociales scolaires. La disparition des Rased (réseau d’aide scolaire pour enfants en difficulté), des maitres E ou G, des classes d’adaptation, des commissions locales d’orientation a destitué un dispositif de lutte contre l’échec scolaire. Au prétexte comptable, le démantèlement de ce savoir-faire a été remplacé par un nombre incalculable d’emplois de service précaires. Ce tour de passe-passe s’est fait grâce à l’expansion d’un pouvoir technocratique dont les visées gestionnaires, comme baisser les chiffres du chômage aux dépens des moyens de l’éducation nationale, ont abouti. Depuis 2005, la MDPH, en s’invitant à l’école, est la pire des ombres: elle déplace l’axe pédagogique en imposant le signifiant « handicap » et sa cohorte de solutions mensongères.

Cornelius Castoriadis nous le rappelle, être enseignant, psychanalyste, c’est s’appuyer sur une autonomie qui n’existe pas encore afin d’aider à la création de cette autonomie pour devenir un sujet, un être politique. Pour promouvoir dignement un processus éducatif d’apprentissage, il faut des conditions d’espace-temps qui soient au dimensionnement strict de l’enfant, ainsi qu’une obligation de moyens que nos amis scandinaves prônent comme le meilleur avenir pour le pays. Rester sourd à cette priorité en pérennisant un système pédagogique de réussite, donc d’exclusion avec des fausses solutions clés en main comme la MDPH, c’est prendre un risque colossal pour demain. De fausses avancées continuent à voir le jour, comme les nouveaux rythmes scolaires ou la promotion d’outils informatiques en classe. J’y vois un effet d’attraction exercé sur l’enfant et de séduction démagogique auprès des parents. Pire, une forme de consumérisme de l’activité d’apprentissage, adossé à une temporalité saturée qui valorise l’agir dans l’instant au détriment du rêver en flânant. Hannah Arendt prône un espace protégé pour penser. Un espace inviolable, une sorte de suspension loin du monde foisonnant, un rythme lent, soutenant l’apprentissage de la capacité de juger, pour, dans des situations inédites, nous sauver des désastres. Nous avons, tous, été confrontés aux nouveaux visages du désastre.

Donnons à nos enfants la capacité réflexive et républicaine d’y faire face, loin d’une visée sécuritaire. Demain, à l’école, battons-nous pour soutenir des initiatives citoyennes loin d’une logique néolibérale d’élites qui fabrique des exclus. Battons-nous pour créer un grenier à savoirs qui englobe l’écologie, la philosophie, les arts manuels, l’éducation populaire. Construisons des espaces de vie où l’expérience de penser le monde puisse aussi bien se faire le crayon sur la feuille, les mains dans la terre, les yeux dans le ciel, les pieds en éventail, le corps en mouvement, l’oreille qui traîne. Il en va de notre responsabilité poétique et politique à tous !

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