Ayez confiance les enfants

Sandrine DELOCHE, Pédopsychiatre.

Pratiques n° 86 dossier « Vérités et mensonges »    Juillet 2019

« Le monde est à coup sûr sorti de ses gonds, seuls des mouvements violents peuvent tout réemboîter. Mais il se peut que, parmi les instruments servant à cela, il y en ait un, petit, fragile, qui réclame qu’on le manipule avec légèreté » Bertolt Brecht. 

La déconstruction du service public, s’agissant du soin porté à l’enfance, donc de l’éducation, de la santé et de la justice, ne se fait pas n’importe comment. 

Un premier cisaillement consiste à couper les vivres drastiquement, selon une politique d’austérité froidement appliquée. Patiemment, le manque de moyens déconstruit les organisations en place. Des institutions, de la territorialité, de la formation des acteurs jusqu’aux acquis sociaux, plus rien ne doit soutenir, à terme, la gratuité, la proximité et la prévention. La valeur locale du terrain, douée de singularités pour répondre au plus près des besoins, et accueillir par quartier, par arrondissement, par commune doit être balayée. Quand on supprime des classes, des postes d’instituteurs, quand on raye des centres de protection maternelle et infantile, quand on fusionne des services sociaux, quand on fait rayonner des psychologues scolaires sur des dizaines d’écoles, quand on fait disparaître des réseaux d’aide scolaire itinérants, quand on ferme des centres médico-psychologiques dans les quartiers ; alors oui on arrive, en bout de course, à un système déliquescent. Il est alors facile de dénoncer un service public obsolète. Poubelle !
Inutile de pointer les dégâts occasionnés chez ceux qui, sur place, écopent ce chavirement, ni son prix : suicides, burn out, servitude volontaire, fuite ou résistance, autant de blessures à l’âme, au corps et au collectif, indispensable à l’éthos professionnel, qui lui aussi disparaît peu à peu. Autre constat du moment : une augmentation exponentielle d’enfants violents, en échec scolaire, en situation de détresse psycho-sociale : ceux placés à l‘Aide sociale à l’Enfance (ASE) ou en attente d’une mesure de protection judiciaire ; sans parler de ceux en attente d’une consultation en pédopsychiatrie, voire d’une hospitalisation urgente. Vous avez le diagnostic : l’enfant-symptôme enfle, miroir d’une violence politique assumant l’abandon des plus fragiles, des agités du bocal, ceux des bords. Ce débordement parle aussi de l’effet de masse de la confrontation de 2 logiques, l’une assurant péniblement une politique de santé publique, l’autre assumant activement sa destruction. D’où je regarde, je vois la pelleteuse bureaucratique transformer chaque jour l’intelligence du milieu. La paperasse à remplir, les protocoles à appliquer, à cocher, le temps piégé par l’outil numérique au détriment de la parole, de l’élaboration plurielle des situations extrêmes au quotidien nous détournent du soin et nous rend serviles. Nous alimentons l’arme bureaucratique qui conditionne, dicte, ordonne, capitalise sur le délitement du terrain pour asseoir un pouvoir d’experts. Qu’il s’agisse des Agences régionales de santé, de la Haute autorité de santé, des Maisons départementales des personnes handicapées, du Comité scientifique de l’Education nationale et autres cercles, ils sont les nouveaux « sachants » techno-scientistes. Votre cerveau, notre instrument pour un lessivage de masse pourrait être leur crédo. Se place alors le 2ème cisaillement, cette fois il s’agit d’une politique idéologique: « Le cerveau est devenu le prête nom de dogmes qui ne se disent pas, qui envahit nos discours car nous lui faisons dire bien davantage que ne le voudrait la raison scientifique. La fortune de l’idée du cerveau : toute la panoplie des stratégies de markéting est activée et toute celle de l’évangélisation, comme s’il était de la plus haute importance de répandre et de populariser une conception cérébralisée de l‘Humain. Le cerveau devient un instrument de manipulation. »

Demain, quand un enfant s’agitera, n’apprendra pas dans les cordes, reléguera sa vitalité à des pulsions destructrices, sera tétanisé d’apprendre par peur d’en savoir plus que ses aînés, distrait ne pouvant oublier en classe ce qui se passe ailleurs, préférera rêver plutôt qu’écouter, sera sujet à ne pas débrancher son esprit des écrans, s’offrira ultimement le luxe de désapprendre… aucun ne pourra échapper à être reconnu handicapé, affublé d’un tiers aidant. Non plus accueilli dans sa singularité, ni plus soigné au sens large mais dressé à devoir exercer ses compétences cognitives et sociales selon un protocole pré-établi au regard d’un diagnostic posé grâce aux normes algorithmiques. J’oubliais, l’obligation d’avaler de la ritaline et de se prêter aux évaluations régulières neuro-psycho-pédagogiques fichées à destination des plates formes d’orientation ou de traitement. Trois catégories de trouble : « dys » (dyslexie, dyscalculie, dysorthographie), hyperactivité (TDHA) et trouble neuro-développemental (TND) classeront les enfants à problème. Ces données alimenteront le big data dès la maternelle, une manne, entre autre pour le nudge. 

La théorie du nudge est un concept des sciences du comportement, de la théorie politique et d’économie qui fait valoir que des suggestions indirectes peuvent, sans forcer, influencer des motivations, des incitations, et la prise de décision de groupes ou d’individus. Je vous conseille d’aller jeter un œil sur le portail « modernisation.gouv.fr ». 

Dernier exemple en date de ces actions politiques douces, l’école de demain et son projet de loi promue sous le mantra de LA CONFIANCE par le ministre de l‘Éducation. Bardé d’experts en neurosciences et d’intelligence artificielle, l’homme clame « une école qui inspire la confiance », renouveau du monde de l’éducation. Pourtant, les méthodes d’apprentissage choisies suivant des archétypes du conditionnement, de l’automatisation, et de l’évaluation des usages de la pensée au regard de savoirs transmis comme acquis, viennent dire tout le contraire. S’organise l’équivalent d’un dressage de masse des élèves, comme des futurs instituteurs. Et au delà, sera instaurée une logique de compétitivité entre établissements via « une évaluation régulière et transparente » des lieux scolaires. En sus de ce dispositif de contrôle en continu, le système alimentera « la concurrence libre et non faussée » des citoyens devenus « usagers ». 

« Le service public ne sera plus fondé sur des valeurs communes, la volonté de garantir à chaque enfant le droit à l’éducation, la ventilation des moyens selon les difficultés sociales, la formation exigeante des acteurs. « Piloté par les résultats », il deviendra un ensemble de guichets proposés à des parents mis sans cesse en concurrence les uns avec les autres !» s’insurge un collectif d’universitaires, d’enseignants et de spécialistes de l’éducation dans une tribune au Monde. L’affront fait aux valeurs républicaines, à l’éthique des enseignants et à la volonté d’élever les enfants à l’esprit critique ressemble étrangement à l’attaque faite à la pédopsychiatrie publique, celle qui se réfère à la psychanalyse. A l’avenir, ceux qui s’occuperont d’un peu trop près de la singularité de l’individu, de son histoire familiale, en entendant son symptôme comme la résonance d’un conflit intra-psychique, loin d’un simple trouble à éradiquer… Ah mais j’oubliais ! Inutile de philosopher puisque Marx et Freud ne feront plus partie du programme de philosophie de terminale. Autrement dit, l’inconscient n’existe plus. Seul le cerveau opère, qu’importe le travail effectué et sa valeur individuelle  ou collective. Oublions les grandes révolutions de la pensée qui irritent l’élite politique, revenons à l’urgence du moment qui semble avoir échappé au ministère. Acte manqué ou simple inconscience ? Comment ne pas placer l’urgence écologique au centre de l’école de demain. Urgent que chaque établissement scolaire ait son jardin, ses arbres, ses ruches, son potager. Urgent que les enfants plantent, observent, patientent, récoltent, goûtent, prennent soin, et mobilisent leurs forces et leur corps pour préserver l’espace végétal. Étudier la biodiversité pour de vrai, loin des écrans et des pupitres. Dans son essai Les Trois écologies, Felix Guattari écrit : « C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité- qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique- qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive. » Seule une réflexion à partir d’une articulation éthico-politique qu’il nomme écosophie prenant en compte les 3 registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine serait effective. À grande échelle, nos enfants se mobilisent pour le climat, leur avenir sur terre. Fondatrice, cette quête subjective est une urgence à entendre aussi comme une rébellion à l’infantilisation ambiante, Monsieur le Ministre. Écoutons les ! Faisons leur confiance.

1 Éthos professionnel : une éthique fondée sur la connaissance du métier, qui organise un savoir vivre, la convivialité et le respect de l’autre sur le lieu du travail. Christophe Dejours. « Les soignants sont contraints d’apporter leur concours à des actes qu’ils réprouvent ». Le Monde.15/02/18

2 Emmanuel Fournier, Insouciances du cerveau, précédé de lettre aux écervelés, Edition de l‘Éclat. 2019.

 3 Tribune : « Jean-Michel Blanquer est en train de bouleverser notre modèle éducatif. » le Monde. 12/10/18.

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